Avignon Université – Laboratoire ICTT

LE TRIANGLE BLEU







LE TRIANGLE BLEU

Laila Ripoll et Mariano Llorente

PERSONNAGES

À Cologne (R.F.A.) en 1965 :

PAUL RICKEN

Au Lager de 1940 à 1945 :

TONI

PACO

LA BEGÚN

JACINTO

OANA

BRETTMEIER

MUSICIEN 1

MUSICIEN 2

MUSICIEN 3

Pour la revue musicale de 1942 :

PRISONNIER 1

PRISONNIER 2

PRISONNIER 3

PRISONNIER 4

PRISONNIER 5

PRISONNIER 6

MUSICIENS 1, 2 y 3

Lieux et temps

MAISON DE RICKEN, Cologne, année 1965

ESTRADE DU CINÉMA DES SS DE MAUTHAUSEN, année 1942

CAMP DE CONCENTRATION DE MAUTHAUSEN, années 1940-1945

 

Maison de Paul Ricken, Cologne, juin 1965.

RICKEN est un homme brisé, fini. Il fait plus que son âge. La suite n°1 en Sol Majeur pour violoncelle de J. S. Bach passe à la radio. Ricken écoute, avec plaisir ou angoisse, nous n’en savons rien, il se dirige ensuite vers le magnétophone, le saisit, appuie sur le bouton et parle.

 

Bach, Schumann, Beethoven, Brahms… Webern… j’ai toujours cru que l’art nous rapproche de Dieu, qu’il nous rend meilleurs, qu’il nous élève à la condition de saints et nous éloigne des bêtes.

J’ai toujours considéré que l’homme est capable de grandes choses. J’ai toujours été convaincu que l’homme est un être sublime, un être habité par la force et l’esprit, capable de la plus grande compréhension, de générer la plus grande beauté, la plus grande bonté. Capable de toucher la gloire du bout des doigts, de réaliser des actes bons et beaux, capable du meilleur.

La beauté d’un Botticelli, d’un Raphaël, la profondeur d’un Holbein, l’explosion des sens dans un Véronèse, la merveille d’un Bruegel, d’un Caravage, d’un Rubens, d’un Vélasquez, d’un Rembrandt, d’un Delacroix…

Mon favori a toujours été, de loin, le portrait de Goethe par Tischbein. Goethe, comme auréolé de son chapeau noir et couvert d’une tunique blanche, semble flotter, léger, aérien, un saint plus qu’un poète. Notre saint. Le plus grand saint allemand.

Silence.

Je sais que je ne suis pas quelqu’un de mauvais. De mon père, un homme droit, bon et savant, j’ai reçu en héritage l’amour de la peinture, des livres, de la langue allemande. Ma mère m’a appris à aimer la musique et à faire le bien sans rien espérer en retour et des deux j’ai hérité d’un amour profond et illimité pour ma patrie. L’Allemagne et ses paysages, son histoire, ses vallées, ses fleuves, le berceau de la philosophie, le foyer de la musique et de la pensée, où la liberté, la culture et la tolérance ne connaissaient pas de limites. Ma belle Allemagne, mon Allemagne bien-aimée, si injustement traitée, si dénigrée, si bafouée, si fragile et si affamée.

Voir les siens dans le besoin, subissant le froid, la faim et la misère… les campagnes ravagées, les enfants, affamés, pieds nus et pleins de morve, les mères se tordant les mains de ne pouvoir leur donner à manger ou trouver de quoi se chauffer, tenant leurs petites mains transies de froid et séchant les larmes et l’humiliation de la pointe de leur tablier.

C’est bien pour cette raison que, comme Faust, j’ai dû faire un pacte avec le diable. Deux anges rivaux se sont disputé mon âme… et mon âme s’est brisée.

Grande pause, il écoute la suite de Bach.

J’ai intégré le Parti en 1932, convaincu qu’il s’agissait de l’unique chemin, de l’unique moyen de récupérer la dignité et l’espoir. Convaincu que c’était la seule façon de sortir de la souffrance ces hommes humiliés, ces vieillards ridés et consumés par le froid et la faim, ces mères désespérées, ces enfants sales, couverts de larmes et de morve, au regard douloureusement triste, si jeunes et déjà si vieux, des enfants faméliques dont le regard perdu me tourmentait et me blessait au plus profond de moi.  

J’ai sacrifié ma morale pour le bien commun. J’ai sacrifié mes idées, mon intégrité, ma pureté. J’ai sacrifié tout ce qu’il y avait en moi de bon et de noble. Je le sais, maintenant je le sais, rien ne m’excuse, mon sacrifice ne sera jamais compris, et vous, mes chers enfants, vous que j’ai essayé d’éloigner de l’horreur et de la barbarie, jamais vous ne comprendrez comment votre père, votre père aimant, a pu participer à cette orgie de sang. Je vois votre stupeur face aux photographies que j’ai prises pendant six ans, face aux tas de cadavres, aux orbites vides, aux visages crispés, aux pendus, aux noyés, aux électrocutés, aux déchiquetés par les chiens… Et dans vos yeux se lit une angoissante et unique question : Pourquoi ? Pourquoi ?

Je ne suis pas un homme d’action, je ne suis qu’un pauvre professeur, un humble enseignant, passionné d’art et de littérature, dévoué à la transmission du savoir et à l’éducation des jeunes. Je ne suis pas un homme d’action… Je n’avais pas une once de fanatisme, et du fanatisme il en fallait beaucoup pour pouvoir changer les choses.

Mes enfants, mes très chers enfants. « Pourquoi ? ». C’est ce que je lis encore dans vos yeux. Et la réponse n’est pas simple. La réponse me brûle la bouche. La réponse est l’Allemagne. L’Allemagne oui, mais aussi, comme Goethe, comme Faust, j’ai voulu devenir un saint, j’ai voulu être un martyr et me racheter par mes fautes. J’ai péché pour que vous puissiez rester innocents, je me suis rendu coupable pour les autres, j’ai racheté ma passivité, mon intellectualisme inutile, mon manque de courage et enfin je me suis sacrifié en devenant coupable. J’ai dû faire un terrible effort, c’est certain, mais ne dit-on pas que les anges récompensent ceux qui font tant d’efforts…

Ricken reste silencieux, l’esprit ailleurs, errant sur le Danube…

En 1935, j’ai rejoint les SS et le 1er septembre 1939 j’ai été affecté au camp de concentration de Mauthausen, en Autriche, sur les rives du Danube. À cette époque-là, j’avais de l’humour à revendre et mon fanatisme n’était pas encore à la hauteur… mais tout cela c’était avant, bien avant d’être affecté au service d’identification photographique, presque un an avant l’arrivée au camp du premier convoi d’Espagnols…

 

Des brumes de la mémoire de Ricken émergent trois musiciens tziganes jouant un paso doble. Six fantômes maigres et poussiéreux apparaissent chargés de baluchons, de bardas et de valises. Certains portent un uniforme français râpé, d’autres un manteau, un complet et un chapeau, un autre porte des espadrilles… La lumière fait apparaître quelque part une estrade de fortune fabriquée avec des matériaux de récupération, le fond de scène représente grossièrement l’intérieur d’un train. Les spectres s’entassent, dorment, se font balloter, bercent leurs enfants, chient, agonisent à l’intérieur du wagon. À un moment précis, très souriants, ils dansent et chantent le paso doble, dont le rythme rappelle sans équivoque le bruit du train.

 

Jusque-là, Mauthausen n’avait accueilli que des spécimens de la pire espèce : des assassins, des violeurs, des pédérastes, des gangsters, des voleurs, des escrocs… Partout où ils allaient, ces hommes portaient le mal avec eux, ils ne connaissaient d’autre langage que celui de la tromperie, de la grossièreté et de l’assassinat ; leurs crimes effrayaient, répugnaient le plus hardi. Ils étaient le diable incarné et jamais ils ne devaient sortir du camp.

Mais tout a changé avec l’arrivée de ce premier contingent d’Espagnols. À l’aube du 6 août 1940, un convoi bondé de cadavres vivants, de cadavres morts et de déjections, faisait son entrée en gare de Mauthausen. Et un autre l’a suivi, puis un autre, puis tant d’autres…

Sur la scène, le train s’arrête et les déportés descendent parmi les aboiements et les cris. On entend par les haut-parleurs du Lager « L’adieu à la vie » de Tosca.

 

RICKEN :

Plus de 7.000 Espagnols, ceux qui avaient fui Franco le fasciste, descendirent des wagons. Parmi eux, il y avait des familles entières, des mutilés, des malades, des artisans, des soldats, des artistes, des enfants, des avocats, des professeurs, des sportifs, des enfants encore, des danseurs, des photographes, des mineurs, des comptables, des professeurs d’université, un noir de Barcelone, et encore des enfants… Mais quel crime ces enfants avaient-ils donc commis ? Le Reich a offert ces Espagnols au chef de l’état, Franco, le caudillo espagnol. Mais il n’en a pas voulu. « Faites-en ce que vous voulez », nous a-t-il dit. Deux sur trois y sont restés pour toujours. Personne ne les voulait. Nous ne pouvions les placer nulle part. Qu’étions-nous censés faire ?

 

L’orchestre commence à jouer « l’Adieu à la vie » à sa manière, tzigane et joyeuse.

Sur l’estrade :

CHANSON DU TRIANGLE BLEU

 

PRISONNIER 1 :

Orchestre, attention : je vous prie de me jouer… une autre chanson.

 

Paso doble « Le Triangle bleu »

 

Des triangles colorés

pour les enfants, les aînés.

Le rouge est très politique.

Et le jaune est sémitique.

Le vert pour les délinquants,

tous sont très proéminents,

et pour les garçons mignons

triangles rose bonbon.

Les gitans sont en marron,

en violet, la religion.

Le noir pour les asociaux,

les putes et les anormaux.

 

Moi qui suis républicain,

un triangle purpurin.  

 

Et moi qui suis un pédé

c’est comme ça que je suis né

un beau triangle rosé.

 

Yé né soui pas oun gadjo

sé dou marron qu’il mé faut.

Que nenni, car bleu sera

la couleur que brandira

cette troupe d’ibériques,

la seule qu’elle revendique.

Ton Espagne t’a chassé

et tout seul tu es resté.

C’est bien la meilleure couleur

pour ceux qui sont sans demeure.

 

Il est bleu comme le ciel bleu

le triangle des spanier,

il est bleu comme le ciel bleu

le triangle des Espagnols.

RICKEN :

Bleu, la couleur des apatrides. Sur le triangle, le S de spanier, rotspanier, Espagnol rouge marqué du triangle bleu de ceux dont personne ne voulait, de ceux que tous ont abandonnés. La seule nationalité qui n’eut pas de foyer où retourner après la libération du camp… Juste après les Espagnols, sont arrivés les Hollandais, les Tchèques, les Russes, les Juifs de plus de la moitié de l’Europe… Il ne s’agissait plus de criminels mais de personnes comme vous et moi, comme n’importe qui. De jeunes enfants aussi et de vieillards. Quel mal avaient-ils fait ? Pourquoi les condamnait-on à l’enfer ? Je n’ai jamais eu de réponse à cette question. Mais j’avais offert mon âme et ma culpabilité au diable. On dit que les lâches s’essayent sur le champ de bataille et moi, passif et bienveillant, je me suis essayé dans le Lager. Comme Macbeth, j’étais allé tellement loin sur le chemin de cette rivière de sang qu’il m’était égal de revenir en arrière ou de continuer à avancer.

 

Les prisonniers sur la scène terminent leur chanson.

 

Bleu comme le ciel bleu

c’est le triangle des spanier,

bleu comme le ciel bleu

c’est le triangle de l’Espagne.

Tsoin-tsoin.

 

RICKEN :

J’ai pu alors intégrer le service d’identification photographique. Ma connaissance en la matière et ma formation en histoire de l’art m’ont permis d’en assurer la direction. Après les tests de rigueur, un détenu espagnol a été choisi parce qu’il était photographe, pour m’aider dans le laboratoire. Il était très sérieux, grand et triste. Il s’appelait Toni. Tout ce qui se passait dans le camp devait être photographié, développé et classé : les portraits des détenus, des SS, les célébrations, les suicides, les exécutions, les visites, les installations, les désinfections, la propagande… L’horreur était incommensurable, et par conséquent, le travail aussi. L’intégration d’un autre assistant dans le laboratoire a été nécessaire : Paco, photographe espagnol, joyeux, mince et vivace.

 

Camp de concentration de Mauthausen, décembre 1941. Labo photo

 

TONI :

Je t’explique : cette porte donne sur une chambre noire pour les développements, qui communique avec une autre pièce qui sert aussi à développer. Les deux ont des toilettes et une salle d’eau. Cette porte c’est celle du dépôt. Là, on entrepose de tout, les négatifs, le papier photo, les liquides, de tout… Et le cagibi du fond, là-bas, sert pour les finitions sur les positifs et pour d’autres travaux similaires… Ah oui, et cette porte c’est celle du bureau de Ricken, que d’autres SS occupent aussi.

PACO :

T’y es déjà entré ?

TONI :

Parfois.

PACO :

T’es pistonné, toi ! Vous vivez bien ici. Et le garde, à l’extérieur, il entre parfois aussi ?

TONI :

Presque jamais.

PACO :

Ici c’est le paradis, camarade.

TONI :

Moi, je ne dirais pas que c’est le paradis.

PACO :

C’est mieux qu’à la carrière.

TONI :

Tu n’y es pas allé, toi, à la carrière.

PACO :

Et toi non plus.

 

Silence.

 

PACO :

Pourquoi t’as voulu que je vienne ?

TONI :

Il y a beaucoup de travail. On ne s’en sort pas. Ces derniers temps il y a beaucoup de prisonniers qui arrivent. Des milliers de photos, de développements, de listes, d’archives…

PACO :

Et qu’est-ce que je suis censé faire, moi ?

TONI :

Classer les négatifs, les cataloguer dans des cahiers et les archiver.

PACO :

Passionnant. Je vais bien m’amuser.

TONI :

Si ça ne te plaît pas, tu peux prendre la porte et t’en aller.

 

On entend des cris déchirants. Puis, le silence.

 

PACO :

Qu’est-ce qu’il photographie, Ricken ?

TONI :

Tu devrais te mettre au travail. Dans ces boîtes, il y a des milliers de négatifs. Des mois de travail accumulé. Ils sont déjà classés, mais maintenant ils exigent que chaque pellicule ait une description détaillée des images qu’elle renferme, une par une, avec la date consignée. Quelqu’un va vouloir voir, par exemple, ce qu’il s’est passé dans le Lager le 27 avril 41, et, nous, nous devons le lui fournir immédiatement. Ton travail, c’est ça. En à peine quelques minutes, tu dois sortir la bande sur laquelle on voit Himmler se promener dans la carrière. En quelques minutes. Et mieux vaut ne pas les faire attendre. Tu n’en pourras plus, de voir ce que photographie Ricken.

PACO :

Les merveilles de l’Autriche, comme si on y était. Des paysages, des amoureux, des couchers de soleil, le Danube… Et toi, c’est quoi ton travail ?

TONI :

Développer les négatifs et faire… cinq tirages sur papier.

PACO :

Qui vont où… ?

TONI :

Je ne sais pas où ils vont. Ils les emportent, mais je ne sais pas où, ni ce qu’ils en font.



À nouveau des cris déchirants. Toni, bien que faisant partie des anciens, n’a pas l’air de s’y faire.

PACO :

C’est toujours aussi animé par ici ?

Sur l’estrade :

RÊVE DE LA MORT

PRISONNIER 4 :

Trente-cinq manières de mourir à Mauthausen.

PRISONNIER 1 :

À ce moment-là, entra une créature ayant l’air d’une femme, fort coquette. Un œil ouvert et l’autre fermé, vêtue et nue de toutes couleurs ; d’un côté elle était jeune et de l’autre vieille ; elle s’en venait à pas tantôt lents tantôt pressés ; elle semblait lointaine et proche, et je crus qu’elle faisait son entrée quand elle était déjà à mon chevet1. Qui es-tu ?

PRISONNIER 3 : (Paré comme la mort, fort coquette, portant perruque, porte-jarretelles et casquette SS.)

La Mort.

PRISONNIER 1 :

La Mort ? Qu’est-ce que tu fais là ?

PRISONNIER 3 :

Je viens te chercher.

PRISONNIER 1 :

Seigneur ! Mais alors, je me meurs.

PRISONNIER 3 :

Ne meurs pas. C’est vivant que tu dois m’accompagner rendre visite aux défunts, puisque tant de morts sont venus aux vivants, il serait juste qu’un vivant aille vers les morts et que les morts soient entendus.

Allez, viens avec moi.

PRISONNIER 1 :

Je peux tout de même m’habiller ?

PRISONNIER 3 :

C’est inutile, puisqu’à mes côtés personne n’est vêtu.

PRISONNIER 1 :

Mais autour de moi je ne vois nulle trace de la Mort, car on nous l’a toujours dépeinte comme un tas d’os décharnés avec une faux.

PRISONNIER 3 :

Ce n’est pas la mort ça mais les morts, ou plutôt ce qu’il reste des vivants. Vous ne connaissez pas la mort, vous autres, c’est vous-mêmes qui êtes votre propre mort ; elle a la face de chacun de vous, vous êtes tous la mort de vous-mêmes ; le crâne, c’est le mort et le visage c’est la mort ; et ce que vous appelez mourir c’est finir de mourir et ce que vous appelez vivre, c’est mourir jour après jour. Ici, il y a autant de façons de mourir que de personnes. Que regardes-tu ?

PRISONNIER 1 :

Je regarde l’Enfer, et j’ai l’impression que ce n’est pas la première fois que je le vois.

PRISONNIER 3 :

C’est ici l’Enfer, c’est là que tu vis, et c’est ici que se trouvent toutes les façons de mourir. On y meurt de froid, on y meurt de faim, on y meurt de peur, on y meurt de soif, roué de coups, noyé, pendu, électrocuté, égorgé, vidé de son sang, écrasé, gazé, démembré, fusillé, poussé d’une falaise.

PRISONNIER 2 :

Asphyxié dans le camion, brûlé vif, découpé à coups de hache…

PRISONNIER 4 :

Déchiqueté par les chiens, victime des expérimentations médicales…

PRISONNIER 2 :

Par injection létale dans le cœur, de maladie, à coups de fouet, par suicide réel ou forcé…

PRISONNIER 4 :

… une balle dans la tête, empoisonné…

PRISONNIER 2 :

… décapité, exténué, poignardé, lapidé, étranglé…

PRISONNIER 4 :

…enterré, frappé, trépané, crevé, trente-cinq au total.

PRISONNIER 1 :

Dieu nous aurait-il donné une vie et tant de façons de mourir ? On ne naîtrait que d’une seule manière pour mourir de tant façons ? Si je viens au monde à nouveau, je ferai tout pour commencer à vivre.

PRISONNIER 3 :

Morts, morts, morts ! Venir au monde à nouveau ? D’ici on ne peut que partir en fumée par la cheminée.

Quelque part dans le cerveau de Ricken surgit le son d’un violoncelle. La Mort interprète la suite n°1 en sol majeur de Bach, le squelette Balbino entre les jambes en guise d’instrument. Ricken corrige la pose de La Mort et photographie la scène avec son Leica.

Le bordel, Janvier 1942. Martin Brettmeier et une prostituée, Oana.

BRETTMEIER :

On raconte que j’ai du sang gitan. Personne ne me le dit en face. Mais je sais qu’on le dit. On aurait le même sang tous les deux, tu crois ?

OANA :

Non.

BRETTMEIER :

J’aurais aimé que tu me dises oui. Comme ça, je t’aurais tuée ici même ; et aujourd’hui il se serait passé au moins quelque chose. Il y a des jours bien mort à Mauthausen.

OANA :

Et aujourd’hui, c’est un jour… mort ?

BRETTMEIER :

Oui, c’est un jour calme ; il ne se passe rien, il n’y a pas de vent, il ne pleut pas, il ne neige pas, rien, tout est calme. Aujourd’hui aucun train n’est arrivé.

OANA :

Ils arriveront demain ou après-demain.

BRETTMEIER :

Mais aujourd’hui c’est un jour mort. Les jours sans trains sont très tristes à Mauthausen. Qu’est-ce que mes camarades racontent sur moi ?

OANA :

Tout le monde dit beaucoup de choses sur tout le monde et moi je ne dis rien.

BRETTMEIER :

Eh bien, moi j’aime quand tu me racontes des choses. Je suis sûr que tu as entendu des choses que j’aurais aimé avoir entendues. Je te propose un marché : à partir d’aujourd’hui, de ce moment même, toi tu es ma confidente et tu ne mourras pas. Je crois que c’est un bon compromis. Tu me fournis des informations et moi je te fournis des jours de vie. Toi, tu me racontes tout ce que disent mes camarades, les soldats aussi, bien sûr, mais surtout les officiers, et plus ils sont haut placés, mieux c’est. Rapporte-moi ce qu’ils te disent, dis-moi ce qu’ils pensent, ce qu’ils te font faire, ce qu’ils disent des autres, de leurs supérieurs, de leurs subordonnés, de leur famille, tout, raconte-moi tout, et tu vivras, gitane. (Une musique très lointaine retentit. C’est la mélodie de la chanson « J’attendrai ».) Tu aimes cette musique ?

OANA :

Qui va mourir ?

BRETTMEIER :

Ta race salit tout ce qu’elle touche, tu sais ? Les Juifs ne me dégoûtent pas, je ne les crains pas, je ne ressens aucune pitié pour eux. Ils sont gênants comme des poux et comme des poux ils vont mourir. Ta race, en revanche, me dégoûte car elle a l’odeur de la gale et la saveur du délit. Tu aimes cette chanson ?

OANA :

C’est l’Autrichien, c’est ça ?

BRETTMEIER :

Tu connais aussi son nom ?

OANA :

Non. Je sais seulement qu’un Autrichien s’est échappé et que vous l’avez attrapé.

BRETTMEIER :

Comment tu sais ça ? Qui te l’a dit ?

OANA :

Vous n’arrêtez pas de parler. Aujourd’hui j’ai appris que ma race… salit tout ce qu’elle touche. Et qu’elle a la saveur du délit.

BRETTMEIER :

Exactement. J’ai autorisé certains prisonniers importants à venir te voir pour qu’ils se trahissent. Dans les latrines il y a des prisonniers qui savent qu’ils mangeront bien pendant plusieurs jours s’ils me racontent ce qu’il se trame là-dedans. J’aime le délit parce que j’aime punir le délit… Ces hommes se transmettent des plans secrets, ils échangent toutes sortes d’informations et ils trafiquent avec toutes sortes de trophées volés, et ils ne peuvent le faire que pendant qu’ils chient dans les latrines ou qu’ils jouissent entre vos jambes. Qu’est-ce que tu sais de plus sur cet Autrichien ?

OANA :

Rien d’autre.

BRETTMEIER :

Écoute-moi bien, gitane. Je veux que tu les fasses parler, je veux qu’ils aient confiance en toi. J’ai ordonné que les gardes s’éloignent jusqu’au fond du couloir pour que tout le monde se sente en sécurité ici. On oublie les douze minutes réglementaires. Avec la gitane, on peut aller jusqu’à quinze minutes. Plus le personnage sera important, plus importante sera ta récompense. Cela dit, si tu n’assouvis pas ma faim, je penserai que tu me mens, que tu me caches des choses. Si quelqu’un venait à connaître les objectifs de cette conversation, je me mettrais très en colère. Et si tu prétendais établir, avec une autre personne, un contrat en des termes identiques… souviens-toi que je n’aime rien tant que la trahison. (On entend plus clairement les mesures de « J’attendrai ».) Tu aimes ? Cette odeur de rat qui saute au milieu du linge étendu me fait vibrer… Demain, on va bien s’amuser. En fin d’après-midi, quand tous les kommandos seront de retour et que des milliers d’hommes s’aligneront en rang de cinq sur l’Appelplatz, cet infect petit orchestre de gitans annoncera l’arrivée de l’accusé, Hans Bonarewitz… Parfait. Ce qui se passera demain compensera l’ennui mortel d’aujourd’hui. Je viendrai te voir dans quelques jours. Tu sais quoi ? Tu as quelque chose en toi qui fait qu’on a envie de te parler. Profites-en. Dans quelques années il ne restera plus aucun d’entre vous en Europe, mais si je pouvais, je me garderais une femme et un orchestre de gitans pour qu’ils me rappellent la saveur de l’immondice.

Et l’orchestre tzigane commence à jouer joyeusement.

Maison de Ricken, 1965

RICKEN :

Partout on peut trouver mieux que la mort. C’est ce qu’a dû penser Hans Bonarewitz lorsqu’il s’est évadé, caché dans une caisse. Son exécution est devenue un véritable événement, pas à cause de l’exécution en elle-même, évidemment, nous en avions des dizaines tous les jours. Une fois, pour fêter Noël, nous avons pendu dix prisonniers à un énorme sapin installé sur l’Appellplatz, cinq de chaque côté, la décoration de Noël la plus macabre qu’on puisse imaginer. Enfin… Le côté exceptionnel de cette exécution tenait à la personnalité du condamné : cet Autrichien avait réussi à s’échapper et à tenir en échec tout le personnel du camp. Il faut reconnaître qu’il avait du courage et de l’ingéniosité. Il ne manquait pas de cran, cet Autrichien. Cela ne pouvait pas se reproduire, toute velléité d’évasion devait être coupée net. Aucun espoir ne pouvait subsister dans le camp, aucune lueur. Que pouvions-nous faire pour dissuader les autres prisonniers ? Tuer, torturer, brimer ? Nous faisions déjà tout cela au quotidien, sans aucune justification, presque toujours par amusement ou par simple caprice. Non, il fallait trouver autre chose. Puisqu’on ne pouvait soumettre ces hommes ni en leur ôtant la vie, ni par la torture, ni par la faim ou l’humiliation, au moins qu’ils nous offrent un beau spectacle. La fête dura deux jours :

Sur la scène Brettmeier interprète « J’attendrai ». La cloche sonne. Sur l’Appellplatz du Lager, le charriot servant à transporter les cadavres, recouvert de décorations obscènes et de pancartes infamantes, est tiré par plusieurs prisonniers. Un clown, gesticulant et se contorsionnant comme un bouffon, ouvre le cortège. Sur le charriot, une caisse en bois et à l’intérieur, le condamné. Ridiculement décoré, le visage violacé, il est promené et montré au public qui assiste au spectacle. Les musiciens, portant bonnets et décorations festives, précèdent le charriot. Le condamné, abruti par les coups reçus, agite un chiffon sale de sa seule main libre et salue, la bouche pleine de sang. Ricken photographie la scène avec son Leica. Oana suit le spectacle, dressée sur sa paillasse, la tête entre les barreaux de sa minuscule cellule. Les regards de la jeune fille et de Ricken se croisent fugacement. Ricken semble vouloir saluer la jeune fille, mais il retourne immédiatement à ses photos.

BONAREWITZ :

Servus, Kamaraden ! Servus !

RICKEN :

J’ai rarement eu aussi honte. Ce jour-là le travail s’est arrêté beaucoup plus tôt que d’ordinaire à la carrière. En tant que sous-officier responsable du service d’identification, j’ai été chargé d’immortaliser l’événement. Avec mon Leica, j’ai photographié le charriot, le condamné, les musiciens, les officiers… Tous les survivants ont été obligés de se rassembler des deux côtés du cortège : des survivants allemands, des survivants tchèques, des survivants espagnols, français, belges, hollandais, yougoslaves… Tous ceux qui étaient encore vivants dans le camp de Mauthausen assistaient à la farce, au spectacle.

L’orchestre change de registre et commence à jouer la « Polka d’un baril de bière ». Le Kapo fait descendre le condamné en le poussant et le frappant et se dirige avec lui vers l’échafaud. Le condamné essaie de prononcer quelques mots, mais un coup de poing le fait taire.

BRETTMEIER :

Personne ne peut s’échapper du camp. Tous ceux qui s’y essaieront connaîtront le même sort. D’ici on ne peut sortir qu’en fumée et par la cheminée des fours. Il n’y aura pas de survivants, seuls ceux qui auront du sang sur les mains, seuls ceux qui seront recouverts de sang survivront. Telle est la loi. Ce qu’on peut trouver de mieux à Mauthausen, c’est la mort.

Le Kapo passe la corde autour du cou du condamné et serre le nœud. Le condamné chuchote comme s’il était entré en transe.

BONAREWITZ :

Kamaraden ! Soyez bons, aimez-vous les uns les autres !

Un violent coup de pied éjecte le tabouret qui soutient les pieds de l’Autrichien. Son corps s’agite, se tord et, enfin, arrête de bouger. Un filet d’urine coule le long du pantalon du drillich et éclabousse les spectateurs du premier rang.

RICKEN :

Aucun survivant ne pourra oublier cette stupide bouffonnerie.

Le Kapo jette le corps du pendu sur le sol. Ricken corrige la posture et le photographie avec son Leica. Le Kapo traîne le corps avant de le hisser sur le charriot. Le cortège sort. Ricken s’allonge sur le sol et, à l’aide d’un trépied, se prend en photo dans la même position que l’Autrichien mort.

Dans le labo photo, avril 1942.

Durant toute la durée du repas, Toni et Paco sont seuls.

TONI :

Pourquoi tu me regardes comme ça ?

PACO :

Je te regarde comment ?

TONI :

Comme si quelque chose te faisait rire. Je te fais rire ?

PACO :

Non.

TONI :

Alors pourquoi ce sourire permanent sur ton visage ?

PACO :

C’est mieux de sourire que de transpirer l’amertume.

TONI :

Rien de ce qui se passe ici ne prête à rire.

Silence. On entend un coup de fusil. Paco s’approche et essaie de voir quelque chose à travers les petits trous des rideaux noirs du fenestron. On entend maintenant un coup de revolver.

PACO :

Pourquoi on appelle ça le coup de grâce ? Ça n’a rien de gracieux…

TONI :

Il est formellement interdit de regarder.

PACO :

À ce rythme-là, il va bientôt faire nuit. Regarde, la main d’un des cadavres est tombée sur le visage d’un autre. On dirait qu’il lui dit « ne regarde pas, ne regarde pas », les Allemands sont trop laids…

TONI :

Si un SS entre et qu’il te voit regarder, ils peuvent fusiller tout le Kommando.

PACO :

Finalement, ils ont l’air de se sentir bien là, sur ce chariot, enlacés…

TONI :

Qu’est-ce que tu racontes ?

PACO :

Mais s’ils pensent charger tous les cadavres sur ce chariot, ils vont finir par les faire tomber. On dirait des pantins. À présent, ils ne souffrent plus, ils n’ont plus mal…

TONI :

Quoi ? Tu aimerais être à leur place ?

PACO :

Franchement, je préfèrerais être sur la Costa Brava en train de manger une bonne paella. Et quitte à choisir, en meilleure compagnie. Te vexe pas, Toñín. Au fait, il y a une fille à couper le souffle au bordel. Imagine, même les nazis se la tapent, tellement elle est à tomber. Ils sont en train de mêler leurs spermatozoïdes ariens avec du sang gitan. Le jour où Riri va l’apprendre, il va la gazer avant de couper les couilles à ses officiers.

Silence. Ils finissent leurs assiettes en les léchant.

PACO :

Quand on sortira d’ici j’ouvrirai un restaurant… Tu sais quelle en sera la spécialité ? La soupe de navets. (Il rit.) En entrée, de la soupe de navets ! En plat de résistance, de la soupe de navets ! Et en dessert…, de la soupe de navets ! Et le lendemain…, de la soupe de navets ! Pour le petit déjeuner, soupe de navets ! Dans l’après-midi, pour le goûter, soupe de navets ! Je serai connu dans le monde entier pour ma délicieuse soupe de navets. Je n’aurai qu’un seul plat, mais il sera remarquable, mémorable, inoubliable, eh, vous, les passants ! Allez, venez, entrez tout de suite et profitez de notre merveilleuse soupe de navets ! Soupe de navets ! Encore et toujours, de la soupe de navets ! Et tu sais comment va s’appeler le restaurant ? Restaurant « SOUPE DE NAVETS ». (On entend un autre coup de feu. Paco s’approche pour regarder.) Allez, vas y, donne-lui le coup de grâce, on sait jamais… s’il se levait et partait en courant… (Coup de revolver.) Les camarades du four crématoire vont bien gagner leur croûte aujourd’hui. Allez, vas y, encore un petit tour avec le cadavre… mais puisque je vous dis qu’ils ne rentrent pas tous sur ce chariot, bande de sauvages, même s’ils sont morts vous pouvez bien faire deux voyages, camarades… Vous voyez bien qu’il en reste encore vingt. Merde, regarde, ça commence à faire une mare de sang… Regarde-les, plantés là, en train d’attendre qu’on les fusille… (Il regarde. Il rit.) Qu’est-ce qui peut bien les faire rigoler Brettmeier et compagnie ? Soit ils leur demandent ce qu’ils veulent manger ce soir, soit dans quel coin ils aimeraient partir en vacances cet été ; ce tas de corps me rappelle les pantins de chiffon de mon enfance que j’entassais dans une boîte…

TONI (Il marche jusqu’à Paco.) :

Je te le demande, par pitié, arrête ça tout de suite, je t’en supplie, tais-toi. Ils sont en train de tuer des gens juste là, à côté, et je ne veux pas voir ça, alors ne me le raconte pas, connard, ne me le raconte pas…

PACO :

Tu crois que ça me fait rire, Toñete ?

TONI :

Ne m’appelle pas Toñete, et si ça ne te fait pas rire, alors pourquoi tu ris, putain ?

PACO :

Parce que j’ai envie, je ris parce que j’ai envie ! Tu crois que je trouve ça drôle ? Tu sais ce qui est arrivé à Francisco Boluda Ferrero ? Ah, tu sais pas ? Va demander alors, va demander à Juan de Diego. C’est pas moi qui vais te le dire, d’accord ? Comme ça tu verras à quel point je suis drôle. C’était un très beau gars. Tu sais ce qu’il lui a fait, El Banderillero ? Tu sais ce qu’il lui a fait ? C’est pour ça que je ris. Je ris parce qu’ici notre vie est drôle, je ris parce que tout est drôle à mourir, c’est pour ça que je ris, Toñete, c’est pour ça que je ris, parce que les images s’entassent dans ma tête, comme des négatifs photo, des centaines d’images, des milliers d’images… C’est pour ça que je ris.

Un autre coup de feu retentit.

TONI :

Allons travailler.

PACO :

Tu penses qu’on va nous croire si on survit ?

TONI :

Quoi ?

PACO :

Tu penses que les gens nous prendront au sérieux ?

Puis le coup de grâce.

TONI :

Tu ne regardes plus ?

PACO :

Non, j’en ai assez vu. Nous devrions cacher tout ça pour que le monde sache ce qui s’est passé ici.

Silence. Tous les deux se replongent dans le travail.

PACO :

Cinq mille hommes nus qui attendent d’être désinfectés, cinq mille hommes qui ne seront plus que fumée dans quelques mois…

TONI :

Jamais tu la fermes ?

PACO :

Désinfection générale, les fils de pute… Regarde les Soviétiques, tenez bon, tovarichs !

TONI :

Ils vont t’entendre.

PACO :

C’est leurs préférés… Chaque fois qu’il y a un arrivage de Soviétiques c’est la fête ; d’abord, ils les torturent, ils les brisent… T’as déjà vu un chat jouer avec une sauterelle ? Et ensuite, ils les tuent. Tiens, un suicide… C’est triste. Je te pends dans les latrines et je dis que tu t’es suicidé… Qu’est-ce qu’ils veulent faire de tout cela ? Si le monde pouvait le voir, Toni.

TONI :

Le monde nous a laissés tomber.

PACO :

C’est possible, mais moi, je n’ai pas encore laissé tomber le monde… La carrière… Le petit Himmler descendant de la voiture, Riton vu de face, Riton vu de côté, Riton montant une à une les merveilleuses marches de la carrière Wienergraben… Dites ? Ça tue bien, les amis, par ici ? À peine quarante kilos… ? Qu’ils sont gringalets, ces juifs. Allez, à la chambre à gaz, en plus elle est toute neuve. Mais ne les tuez pas à la chaîne non plus ; c’est pas comme si on n’avait plus rien à faire : des tunnels, des routes, des armes, et des barrages à vider. Vous pouvez continuer à les tuer, mais un peu bon sens, enfin. En attendant, vous me les dégagez de là, ces Espagnols, personne n’en veut. Imaginez à quel point ils sont répugnants ces sales rouges d’Espagnols, même dans leur pays, personne n’en veut ! Ah, et tant que vous y êtes, vous me gazez aussi ces gitans ; ils sont trop moches. Ici, il y a de la place pour tout le monde.

TONI :

Quelqu’un arrive, tais-toi.

PACO :

Il y a une note, là, qui parle d’un certain August Eigruber, Gauleiter du Haut Danube… C’est sûrement celui qui a l’imperméable blanc. Mais qui sont tous ceux qui l’accompagnent, bordel de merde ?

Ricken entre. Silence.

RICKEN :

Développe ça.

TONI :

C’est urgent, monsieur ?

RICKEN :

Oui, ils veulent les envoyer au Führer. C’est son anniversaire aujourd’hui. Fais attention au sang.

Ricken entre dans son bureau.

TONI : (En lisant le papier que Ricken lui a donné.) Exécution de quarante-huit hommes et quatre femmes. Des partisans yougoslaves.

Un coup de feu retentit.

Sur l’estrade :

PRISONNIER 4 :

On peut faire pas mal de choses pour fêter un anniversaire.

PRISONNIER 2 :

Plein de choses.

PRISONNIER 1 :

Une fête, des gâteaux, souffler des bougies, jeter des pétards, danser, organiser un défilé…

PRISONNIER 4 :

Mauthausen doit être le seul endroit au monde où l’on tue pour fêter les anniversaires. Après ça, qu’on ne vienne pas dire que les Allemands n’ont pas d’imagination.

PRISONNIER 1 :

Ou d’originalité.

PRISONNIER 2 :

À Mauthausen, le 20 avril 1942, on a fêté le cinquante-troisième anniversaire du Führer en fusillant des Yougoslaves, en gazant des Juifs et en jetant des Espagnols du haut de la carrière.

CHANSON DE LA CARRIÈRE DE WIENERGRABEN

PRISONNIER 4 :

Toute la journée faut piocher

de l’aube au soir, travailler

nourris à coups de cailloux

on est épais com’ des clous

KAPO :

Tu la fermes, têt’ de nœud,

ou bien j’t’assomme à coups d’pieu,

j’te la défonce, ta grande gueule

si tu te calmes pas tout seul

PRISONNIER 4 :

Au secours, à l’aide, à moi !

Je ne peux plus tenir droit

laissez-moi donc me r’poser

juste un moment s’il vous plaît

KAPO :

Écout’-moi bien, mon trésor

tu peux crever, et encore

aller t’faire voir chez les morts.

Travaille, tel est ton sort

PRISONNIER 4 :

Mais, Monsieur, ces gravillons

sont bien pires que l’gaz zyklon

KAPO :

Ben mon vieux, si tu savais

ça ne fait que commencer

PRISONNIER 4 :

Aïe, je crève,

je clamse, je vais très mal

par la grâce du Général

c’est la fin, je vais claquer

J’casse ma pipe, en vérité !

CHŒUR DE PRISONNIERS :

Aïe, je crève,

je clamse, je vais très mal

par la grâce du Général

c’est la fin, je vais claquer

J’casse ma pipe, en vérité !

Bureau du SS Hauptsturmführer, Martin Brettmeier, officier en charge de la sécurité du camp, été 1942.

BRETTMEIER (Hors-scène.) :

Apporte-moi un uniforme propre, et ne me regarde pas comme ça, on dirait que tu n’as jamais vu un mort de ta vie. Et donne à Lord une double ration de viande et dis-lui que cet après-midi nous irons barboter dans le Danube… Du nerf ! (Déjà sur scène. Il porte un uniforme taché de sang. Il se sert à boire. Il décroche le téléphone et compose un numéro.) C’est Brettmeier, oui, passez-moi mon épouse… (Il raccroche. Il boit, décroche et recompose le numéro.) Passez-moi d’abord mon assistant. Oui, oui je veux parler à mon épouse, mais d’abord je veux parler à mon assistant. Eh bien qu’elle patiente, dites à mon épouse qu’elle patiente… Hans, ah, Hans, envoie-moi vite le kapo espagnol, celui qui nous fait bien rire, tu sais, celui qui part à la carrière tous les matins… Celui qui tue les Français qui osent croiser son regard. Oui, ce pédé qu’on appelle La Begún. Aucune idée, un truc des Espagnols… Ils adorent inventer des surnoms, va savoir comment ils m’appellent, moi… Envoie-le-moi. (Il boit.) Salut ma chérie, comment va la petite ? Quoi ? Eh ben non, il ne s’est pas passé grand-chose… Je te dis la vérité, on ne va pas commencer, Irma, ça suffit maintenant. Tu veux bien me dire comment va la petite, s’il-te-plaît ? Alors fais-lui boire beaucoup d’eau et mets-la près de la fenêtre, pour qu’elle respire l’air frais… Je ne sais pas ce qu’on ferait sans le Docteur Holmer. Ce pédiatre est un don du ciel… Très bien, chérie, chouchoute-la bien et dis-lui que ce soir papounet lui racontera son conte préféré… celui, celui de Hamelin, elle dit qu’il lui fait peur mais elle me demande à chaque fois de lui raconter…, oui… oui…, évidemment je serai fatigué en rentrant, mais ma fille c’est le plus important. (On entend frapper à la porte.) Bon, je dois te laisser. À ce soir. Je vous aime. (Il boit.) Entre.

LA BEGÚN entre.

LA BEGÚN :

Monsieur…

BRETTMEIER :

Assieds-toi, si tu veux.

LA BEGÚN :

Ce gars…

BRETTMEIER :

Un Tchèque. Tu le connaissais ?

LA BEGÚN :

Non, je ne crois pas. Mais de toute façon, le reconnaître, le reconnaître franchement, même sa mère ne le reconnaîtrait pas.

BRETTMEIER :

Lord est un animal… parfait.

LA BEGÚN :

Lord ? Votre chien ? C’est lui qui a fait ça ?

BRETTMEIER :

C’est lui qui l’a fait, oui. Moi, je ne mords pas.

LA BEGÚN :

Évidemment, Monsieur.

BRETTMEIER :

D’abord, il te met par terre d’un coup sec, avec ses pattes avant. Puis, il t’entoure le cou de sa délicate mâchoire et juste à ce moment-là on entend un craquement rythmique, propre et croustillant. Trois secondes. Je t’ai vu tuer avec la même précision que mon chien. Et tout comme lui, j’ai vu comment tu t’acharnes. Et vous finissez par tout dégueulasser. Bois si tu veux, et écoute-moi.

LA BEGÚN :

Merci, Monsieur.

BRETTMEIER :

Tu peux me demander tout ce que tu veux si tu arrêtes de pousser les Français du haut de la carrière et que tu te consacres corps et âme à tes compatriotes…

LA BEGÚN :

Je dois faire quoi ?

BRETTMEIER :

Les surveiller quand ils mangent, quand ils parlent, quand ils dorment, quand ils chient… Ils sont organisés. Je sais qu’ils sont organisés mais je ne sais pas combien ils sont, qui ils sont, où ni comment ils s’organisent. Des évasions, des armes, que sais-je… Surveille-les. Et apporte-moi des noms. Apporte-moi des têtes.

LA BEGÚN :

Je peux le faire.

BRETTMEIER :

Parfait. Tu savais qu’il y a deux ans l’un de tes compatriotes s’est approché de moi et m’a demandé s’ils pouvaient observer une minute de silence pour un Espagnol qui venait de mourir ?

LA BEGÚN :

Non, Monsieur.

BRETTMEIER :

Apparemment c’était le premier Espagnol qui mourait à Mauthausen. Moi, je n’ai pas trop apprécié mais il me l’a demandé avec…, avec tant de dignité, que ça m’a paralysé.

LA BEGÚN :

Oui, ils sont très dignes quand ils veulent. Et vous, qu’est-ce que vous avez fait, Monsieur?

BRETTMEIER :

Leur accorder ce qu’ils demandaient. Ce jour-là, j’ai su que tes compatriotes étaient très dangereux. Dignes et fiers. Et je ne leur fais pas confiance. Tu sais comment s’appelait le premier Espagnol qui est mort à Mauthausen ?

LA BEGÚN :

Non. Il y en a tellement qui sont morts…, on s’en fiche de savoir comment s’appelait celui-là ; beaucoup sont morts dans les trains, on s’en fiche, non ?

BRETTMEIER :

Très bien. Réfléchis bien à ma proposition : une chambre pour toi tout seul, des femmes ou ce que tu préfères, de l’alcool et de la nourriture à volonté, des draps propres, des couvertures, quelqu’un qui fera ton ménage, des promenades sur le Danube, du temps libre. Demande-moi ce que tu voudras mais livre-moi les meneurs espagnols, que je leur fasse la peau ; pendant ce temps-là, profites-en bien. Entendu ?

LA BEGÚN :

Je crois que oui, Monsieur.

BRETTMEIER :

Je sais que tu vas très bien le faire, et tu sais pourquoi ?

LA BEGÚN :

Non, Monsieur.

BRETTMEIER :

Pourquoi je sais que tu vas t’appliquer ?

LA BEGÚN :

Pourquoi, Monsieur ?

BRETTMEIER :

Parce qu’il faut en profiter, tant que tu peux.

LA BEGÚN :

Bien sûr, Monsieur.

BRETTMEIER :

Surtout si le temps est compté.

LA BEGÚN :

Je comprends pas, Monsieur…

BRETTMEIER :

Mais bien sûr que tu comprends.

LA BEGÚN :

Non, Monsieur, je vous jure que je ne comprends pas.

Silence.

BRETTMEIER :

Eh bien voilà. Tu ne sortiras pas vivant de Mauthausen. Bois. Et commence à profiter.

RICKEN:

Ces Espagnols ne cessaient de jouer avec le feu. Le comble, ce fut Noël 42.



PRISONNIER 1 :

Mesdames et Messieurs, meine damen und herren, ségnorasisegnores, compatriotes, prisonniers, Messieurs les verts, Messieurs les rouges, les mauves, les roses, les noirs, les jaunes… Messieurs les représentants des autorités compétentes… la fabuleuse troupe de cabaret “L’Espagnole” du KonzentrationsLager Mauthausen (prends ça dans la gueule ! Et après ça on va dire que les Espagnols sont mauvais en langues) a le plaisir de vous présenter la merveilleuse comédie musicale intitulée “Le Maharaja de Maharajaville”. Musique, maestro !

Musique de paso doble et groupe de prisonniers qui entrent en scène exhibant leurs jambes et leurs torses poilus.

RICKEN :

Un spectacle de variétés au beau milieu de cette horreur ! Un spectacle frivole, plein d’hommes déguisés, de blagues obscènes, de danses, de perruques et de hauts de forme dénichés Dieu sait où ! Nous ne saurons jamais non plus par quel stratagème ils ont obtenu la permission du Hauptsturmführer pour faire leur représentation, comment ils ont trouvé le tissu, le bois et la peinture pour les décors, et le temps pour les peindre et les assembler. Le comble du grotesque, l’humour de Francisco de Goya fait de chair à théâtre, même si à vrai dire, il n’y en avait plus beaucoup, de la chair. Les gravures de Goya en mouvement. Et, par-dessus tout, de l’air frais, du divertissement, du baume au cœur pour cette troupe d’hommes abattus, décimés, exténués, qui savaient que seuls la dignité et le moral pouvaient encore les maintenir en vie.



PRISONNIER 1 :

Question : Que fait un poisson qui est souffleur au théâtre ? Il tend la perche !

RICKEN :

Il faut dire qu’à Noël 1942, presque soixante-dix pour cent des Espagnols qui étaient arrivés jusqu’alors à Mauthausen avaient déjà été assassinés.

Les latrines. Hiver 1942. Paco et Jacinto.

PACO :

Tu travailles dans le kommando Poschacher ?

JACINTO :

Oui.

PACO :

Moi je travaille au laboratoire d’identification, je fais des photos et tout ça. On s’est parlé deux ou trois fois, tu t’en souviens ?

JACINTO :

Maintenant que tu le dis, oui. On a fait quelque chose de mal ?

PACO :

Non, t’inquiète. Vous partez à quelle heure, le matin ?

JACINTO :

Partir d’où ?

PACO :

Du camp ; vous partez à quelle heure rejoindre votre kommando ?

JACINTO :

À six heures.

PACO :

Et vous revenez à quelle heure ?

JACINTO :

À cinq heures du soir.

PACO :

Vous faites quoi, là-bas, toute la journée ?

JACINTO :

On travaille à la carrière.

PACO :

Dans une carrière comme celle d’ici ?

JACINTO :

Houla ! Non ! C’est sans danger. C’est très fatigant, mais sans danger.

PACO:

Combien de surveillants vous accompagnent ?

JACINTO:

En ce moment, juste un.

PACO :

Juste un ?

JACINTO :

Avant, il y en avait quatre, maintenant plus qu’un. Tu sais ce qu’il nous est arrivé le premier jour ?

PACO :

Quoi ?

JACINTO :

Ben on s’est mis à chanter l’Internationale.

PACO :

Sans déconner ?

JACINTO :

J’te jure. On pensait que les Allemands ne comprendraient pas les paroles. Heureusement qu’on avait avec nous un kapo espagnol qui nous a expliqué que la terre entière connaissait l’air de l’Internationale. On n’avait pas réalisé. Aujourd’hui j’en rigole, mais…

PACO :

Vous l’avez échappée belle ! Dis… et elle est où, cette carrière ?

JACINTO :

Il s’est passé quelque chose ?

PACO :

Non, vraiment, t’inquiète. Avec les camarades… avec les copains du parti, on veut tout savoir sur nos compatriotes pour pouvoir nous entraider en cas de besoin.

JACINTO :

Et moi, comment je peux aider ?

PACO :

Là, maintenant, je sais pas, Jacinto, mais c’est important qu’on parle. Vous êtes combien à y aller ?

JACINTO :

Quoi ?

PACO :

Dans ce kommando, vous êtes combien à y aller ?

JACINTO :

Je crois qu’on est quarante-deux.

PACO :

Et vous n’avez qu’un seul surveillant ?

JACINTO :

Bien sûr que oui, vu qu’on est sages, avec un, ça suffit… au début non, mais maintenant on va travailler, on revient, parfois on dit bonjour à quelqu’un du village et hop, retour à la baraque.

PACO :

Vous devez passer par le village ?

JACINTO :

Bien sûr, la carrière de Poschacher est au bout du village.

PACO :

Et les gens vous disent bonjour ?

JACINTO :

Oui et non.

PACO :

Comment ça, oui et non ?

JACINTO :

Ben certains oui, quelquefois, d’autres non, jamais, mais en général il me semble qu’ils sont plutôt gentils, les gens du village.

PACO :

Ça vous arrive, de parler à quelqu’un du village ?

JACINTO :

Non, ça non.

PACO :

Et comment vous vous dites bonjour ?

JACINTO :

Ben en faisant comme ci, ou comme ça, ou avec la main… Ou un sourire.

PACO :

Et le surveillant ?

JACINTO :

Quoi, le surveillant ?

PACO :

Il fait quoi ?

JACINTO :

Bah… Il se moque de notre allemand.

PACO :

Comment ça, l’allemand ? Je croyais que vous ne parliez pas ?

JACINTO :

C’est pas pour dire mais “Salut Froilain”, je crois pas que ce soit parler. Gute Nacht, c’est pas parler. Ce que moi j’appelle parler, c’est… parler.

PACO :

Oui, bien sûr, Jacinto. Alors promets-moi que toi et moi, on parlera plus souvent.

JACINTO :

Et pourquoi tu me cherchais ?

PACO :

Parce que… on m’a parlé de toi.

JACINTO :

Qui ça ?

PACO :

Peu importe. J’étais curieux de savoir en quoi consistait votre travail.

JACINTO :

Satisfait ?

PACO :

Oui, très, oui. Allons-y.

JACINTO :

On m’a dit de me méfier de mon ombre.

PACO :

Et tu fais bien. Quel âge tu as ?

JACINTO :

Seize ans.

PACO :

Tu sais où me trouver, d’accord ?

JACINTO :

Il ne s’est rien passé, pas vrai ?

PACO :

Je te le jure sur la mémoire de José Marfil Escalona.

JACINTO :

Et c’est qui, lui ?

PACO :

Le premier Espagnol qui est mort à Mauthausen.

Ils s’éclipsent. On voit La Begún apparaître et traverser la scène.

RICKEN :

Le jour où est mort le premier Espagnol, ces fous du triangle bleu ont parlementé avec les hauts gradés et ont demandé à pouvoir observer une minute de silence en signe de deuil. La nouvelle s’est répandue de bouche à oreille. Jamais personne avant n’avait osé une chose pareille. La peur a envahi les détenus les plus anciens, cette audace pouvait provoquer de terribles représailles. Mais il n’en fut rien. Au grand étonnement de chacun, on a autorisé cette demande. Peut-être les gradés n’y ont-ils pas prêté d’importance, peut-être ont-ils pensé que c’était une folie, peut-être une bonne occasion de s’amuser… qui sait…

Une cloche retentit.

PRISONNIER 5 (dans le rôle de Julián Mur) :

Aujourd’hui est mort José Marfil Escalona, âgé de 52 ans, né à Fuengirola.

RICKEN :

Ce jour-là à midi, comme toujours, on a procédé au comptage des détenus. Alignés par rangées de cinq selon la discipline du camp, les prisonniers attendaient d’être comptés. Ensuite, l’ordre de rompre les rangs a été donné, mais aucun Espagnol n’a bougé.

MUR :

Camarades ! Aujourd’hui est mort le premier Espagnol dans le camp de Mauthausen.

RICKEN :

Une voix claire, énergique, puissante, s’est élevée des rangs des Espagnols.

MUR :

Gardez la tête haute, donnons une fois de plus l’exemple de notre solidarité… Nous allons observer une minute de silence.

RICKEN :

Tous ces hommes sont restés cloués sur place. Puis un nouvel ordre a été donné…

MUR :

Garde à vous ! 

 

RICKEN :

Puis, le silence. Un silence immense, un silence qui a envahi le camp, un silence qui criait, le plus assourdissant jamais entendu à Mauthausen.

Et tous les Espagnols du camp de concentration de Mauthausen observent une minute de silence au bout de laquelle la cloche retentit.

Le bordel, hiver 1942. Toni et Oana.

TONI :

Je m’en vais. Je suis désolé.

OANA :

T’inquiète pas. Reste.

TONI :

Et pourquoi je resterais ?

OANA :

Parce qu’on est mieux ici que dans n’importe quel autre coin du Lager. Viens, assieds-toi, parlons un peu…

Silence.

TONI :

Je suis désolé…

OANA :

Ce n’est pas grave, je t’assure.

TONI :

C’est qu’ici je ne…

OANA :

Ne t’inquiète pas pour moi. Aujourd’hui, trois Allemands, deux Autrichiens, un Belge, deux autres Allemands, un Slovène… m’ont bavé dessus ; il m’en reste encore deux avant de finir. Ne t’inquiète pas pour moi…

TONI :

Je m’en vais.

OANA :

Où travailles-tu ?

TONI :

Qu’est-ce que ça peut faire ?

OANA :

Vous êtes de plus en plus nombreux, les Espagnols, à avoir de bons postes. Vous êtes malins, vous. Dis-moi où tu travailles.

TONI :

Au service d’identification.

OANA :

Tu es photographe ?

 

TONI :

Ma famille tenait un magasin de photo.

OANA :

Je sais qui tu es.

TONI :

Ah, oui ?

OANA :

L’autre Espagnol qui travaille dans les photos. On m’a parlé de toi.

TONI :

Qui ?

OANA :

Peu importe. Je sais que vous êtes deux Espagnols dans le truc des photos, le type qui travaille avec toi, celui qui est toujours en train de rigoler, et toi.

TONI :

Ouais.

OANA :

Il est toujours content ton ami. Tant mieux. Ici tu ne peux pas venir si tu es un de ces morts vivants qui traînent par là. Ici, il n’y a que vous, les prisonniers importants, qui venez. T’es un prisonnier important, toi, pas vrai ?

TONI :

Moi ? Non. Important, non. Mais disons que j’ai eu plus de chance que d’autres.

OANA :

Ton ami a un plan. Un secret. Et il dit que je fais partie de ce plan.

TONI :

Et c’est quoi ce plan ?

OANA :

Je n’en sais rien. Tu le sais, toi ?

TONI :

Non.

OANA :

Tout le monde me confie beaucoup de choses, à moi, mais je sais qu’en fait moi je n’ai personne à qui me confier. Ah, c’est vrai, parfois il reste comme ça, comme si une colombe morte s’était posée sur son regard.

TONI :

Qui ?

OANA :

Ton ami.

TONI :

Ce n’est pas mon ami.

OANA :

Oui, je l’ai remarqué. Tu n’aimes pas du tout que je te parle de lui. Mais moi, j’aime qu’il vienne parce qu’il me fait rire. Et parce qu’il m’apporte de la nourriture et du tabac. Et parce qu’il est toujours en train de jouer. Il joue avec vous tous.

TONI :

Et à quoi il joue d’après toi ?

OANA :

À survivre. À chacun ses armes. Moi, depuis presque trois ans, douze êtres repoussants me violent chaque jour, mais je suis vivante. Je ne ressens plus ni dégoût ni honte, ce n’est plus mon corps, il ne m’appartient plus, mais je suis vivante et je peux encore avoir une conversation avec toi, je peux encore dire « je » et savoir qui je suis, j’ai encore une vie, une conscience et quelques grammes d’espoir. Voilà, il fait pareil. On m’a raconté des choses pas très jolies sur ton ami qui n’est pas ton ami, mais j’en ai croisé plus d’un qui disait lui devoir la vie.

TONI :

Tant mieux pour eux. Je m’en vais.

OANA :

Tu sais quoi ? Si je sors d’ici vivante, je voudrais visiter l’Espagne.

TONI :

L’Espagne ? Eh bien, je ne te le conseille pas. Elle est prise en otage.

OANA :

Par qui ?

 

TONI :

Eh ben…, par des gens qui nous écrasent comme des mouches à chaque fois qu’on essaie de relever la tête.

OANA :

Ce n’est pas grave. Ils finiront bien par partir.

 

TONI :

Non. Ils ne partiront pas.

OANA :

Je voudrais découvrir les endroits dont vous me parlez : Séville, Gijón, Barcelone et surtout… Teruel.

TONI :

Teruel ? Pourquoi Teruel ?

 

OANA :

Parce que ça sonne super bien. Écoute, répète avec moi, Teruel, Teruel, Teruel…

TONI :

Tu viens d’où ?

OANA :

Moi ? De nulle part. Je viens de là où on pouvait installer nos roulottes.

TONI :

Mais tu es née où ?

OANA :

Quelque part dans le monde.

TONI :

Oui, mais dans quel pays ?

 

OANA :

En Croatie.

TONI :

Et tu faisais quoi ? Quand on vous laissait installer vos roulottes, tu faisais quoi?

OANA :

Équilibriste. Je faisais des acrobaties et des contorsions. Je me tordais comme un serpent et je faisais des acrobaties sur des cylindres métalliques, de plus en plus petits, empilés les uns sur les autres. C’est comme ça que je gagnais ma vie. Presque comme ici. En faisant des acrobaties et des contorsions. Je parie que t’as au moins un enfant ?

TONI :

Oui ! Comment… ?

OANA :

Ça se voit. Chez certains hommes, quand vous avez un enfant, ça se voit. Et ton village ? Comment s’appelle ton village ?

TONI :

Tortosa.

OANA :

Tortosa ! Que c’est beau ! Tortosa ! Et ta femme ? Elle est jolie ?

TONI :

Oui, très jolie.

OANA :

Et tes parents ? Tu as des parents ?

TONI :

Non. Ils ont tué mes parents, ces mêmes gens qui nous ont laissés pourrir ici.

Et ta famille ?

OANA :

Tu dois t’en aller.

TONI :

Il lui est arrivé quoi, à ta famille ?

OANA :

Par la cheminée.

Estrade :

CHOTIS DU CRÉMATOIRE

PRISONNIER 2 :

Dis, t’as vu le camp qu’on a ?

PRISONNIER 3 :

On a le gaz et tout.

PRISONNIER 6 :

Et ça tourne à plein gaz.

PRISONNIER 4 :

Et un camp plein de Russes.

PRISONNIER 5 :

Moi je préfèrerais un champ de betteraves, ça nourrit plus !

PRISONNIER 6 :

Que t’es « blête » !

PRISONNIER 2 :

Et, surtout, on a de ces fours !…

PRISONNIER 5 :

Avec plein de morts entassés tout autour.

PRISONNIER 2 :

Oui, on s’en sort plus avec la chambre à gaz.

Ce dimanche dans le Camp

Prisciliano et Agapito

ont vu une cheminée

avec sa belle petite fumée.

Avec leur charrette ils venaient

de jolis morts pleine à craquer

et tout comme à l’accoutumée

dans un petit trou les ont jetés.

Un de leur Kapo de ce fait

étant ce jour-là mal luné

leur a donné un coup de pied

et le cul leur a bien botté.

KAPO :

Écoutez, cher ami, ne jetez pas les morts dans c’trou,

le Lagerfürer nous a installé le crématoire et tout.

 

PRISONNIERS :

Écoutez, aimable kapo, arrêtez de donner des coups

avec un four à gaz on s’en sort pas, c’est tout.

CHŒUR DE PRISONNIERS :

Crématoire, crématoire, crématoire

tu manques de carburant

et celui qui arrive avec les gisants

pour les jeter dedans

il attend, il attend, il attend !

PRISONNIER 6 :

Eh mon garçon, depuis qu’ils ont installé cette chambre à gaz,

c’est une extermination dont on ne voit plus le bout.

PRISONNIER 2 :

Ce doit être à cause des Russes, parce qu’ils sont beaucoup.

PRISONNIER 3 :

Allez, allez, laissez tomber les Russes et chantons le chotis du crématoire.

Ivanovna eut un garçon

avec la tête si énorme

que de ma vie je n’ai vu chose

aussi difforme.

Quand le docteur vit le garçon,

qui venait juste d’arriver,

il fut vraiment déconcerté

face à ce chef démesuré.

Il lui dit : “viens là, mon petit,

je vais t’examiner”.

Et une fois décapité

l’examen peut commencer !



PRISONNIER 5 :

Allez, allez, jetez au trou le corps hydrocéphale, vous verrez alors le kapo la tête qu’il fait.

PRISONNIER 4 :

Et il va pas se fâcher ?

PRISONNIER 5 :

Allez va, il me fait trop rire, jette-le.

KAPO :

Écoutez, cher ami, ne jetez pas les morts dans c’trou,

le Lagerfürer nous a installé le crématoire et tout.

 

PRISONNIERS :

Écoutez, aimable kapo, arrêtez de donner des coups

avec un four à gaz on s’en sort pas, c’est tout.

CHŒUR DE PRISONNIERS :

Crématoire, crématoire, crématoire

tu manques de carburant

et celui qui arrive avec les gisants

pour les jeter dedans

il attend, il attend, il attend !



Labo photo. Janvier 1943.

TONI :

Chère Sole, dis à notre fils, quand il sera en âge de comprendre, que son père s’est souvenu de lui jusqu’au dernier moment. Dis-lui que les cinq premières années de sa vie ont été les plus importantes de la mienne. Dis-lui que je n’ai pas su trouver les mots pour le remercier d’être venu au monde. Mon fils, mon enfant, le seul fait de dire mon fils m’aide à supporter cet enfer. Ma douce, si un jour cette lettre te parvient tu dois savoir que c’est une lettre écrite depuis l’endroit le plus horrible que tu puisses imaginer. Les autorités françaises nous ont livrés aux Allemands. Les Allemands nous ont mis dans des camps de prisonniers qu’ils appellent Stalag. Ensuite, transportés dans des wagons à bestiaux, nous sommes arrivés ici : à Mauthausen. Retiens bien ce nom et ne l’oublie jamais. C’est le lieu où je vais probablement mourir dans un mois, peut-être dans une semaine, peut-être aujourd’hui, peut-être d’ici un instant, qui sait. Et tu dois savoir que, pour l’instant, j’ai la chance de travailler dans un laboratoire photographique et que je mange mieux que la plupart des prisonniers, et que je ne travaille pas à l’extérieur aux abords du fleuve, ou dans les carrières, ou dans les tunnels. Mais je ne dois pas te cacher cette horreur. Te mentir serait nous trahir, trahir notre amour et trahir aussi notre combat. Rappelle-toi bien, mon amour : cet endroit s’appelle Mauthausen. Ici meurent chaque jour des centaines de prisonniers arrivés des quatre coins de l’Europe, des Espagnols aussi, bien sûr. Je ne sais pas combien de milliers de compatriotes sont passés par ici, mais je sais que beaucoup, vraiment beaucoup, sont déjà morts d’épuisement dans la carrière, dans un escalier monstrueux de 186 marches qu’ils te font descendre et remonter avec des pierres de 30 ou 40 kilos. Chaque jour qui passe ne fait que confirmer que Franco nous a laissés mourir dans cet enfer. Ici ils peuvent te tuer d’une balle dans la nuque, te rouer de coups, ou laisser les chiens te déchiqueter… Je ne peux pas, je ne dois pas te le cacher. Tu dois savoir pour pouvoir le raconter… Depuis quelques mois, ils ont conçu des chambres à gaz qui ressemblent à des douches dans lesquelles ils peuvent tuer par asphyxie deux cents personnes d’un seul coup. Ils nous exploitent comme des esclaves tant qu’ils peuvent en tirer un profit militaire, et nous exterminent dès qu’on ne leur sert plus à rien. Pour les Juifs il n’y a aucun espoir. Il y a des cheminées par lesquelles, en permanence, des dizaines, des centaines d’êtres humains s’en vont au ciel. Souviens-toi bien du nom de cet endroit, au cas où quelqu’un aurait l’intention de le faire oublier par la suite : Mauthausen, c’est le nom du village d’à côté, un charmant petit village sur les rives du Danube, en Autriche. Et souviens-toi des noms de Franz Ziereis, et de Georg Bachmayer, Karl Schulz. Ce sont les noms des SS allemands qui dirigent tout ça, ceux qui décident que les choses doivent être ainsi. Ma douce, ne m’attends pas. Ici on ne peut pas savoir si l’on survivra à la minute d’après. Je ne peux te donner de faux espoirs. Dis à mon fils que son père l’a aimé et a pensé à lui jusqu’à la dernière minute. Peut-être que lui pourra vivre dans un monde meilleur, dans une Espagne libre et démocratique, dans une Europe unie et solidaire. Oh, notre République Espagnole. Tu sais que je t’aimerai toujours. Depuis le pire endroit du monde, où Dieu n’a plus sa place,

ton Antonio

Camp de concentration de Mauthausen, janvier 1943.

Au moment où Ricken entre en scène, la lumière change.

RICKEN :

Donne-moi ta lettre.

(Toni lui remet la lettre.)

RICKEN (Il lit.) :

« Ici nous sommes en bonne santé, nous sommes très bien traités. Embrasse bien fort mon petit Pascual et les grands-parents. À toi pour toujours. Antonio. »

Ricken emporte la lettre.

Toni reprend le travail. Paco joue Le Boléro de Ravel à l’harmonica, les pieds en appui sur une chaise.

PACO :

Il y en a toujours une de plus, toujours. Quand on se dit « non, je n’en vois pas d’autre, au point où on en est, c’est impossible », ben non, il y en a toujours une de plus, il y a encore et toujours une nouvelle manière de mourir à Mauthausen (Harmonica.). Francisco Boluda, je l’ai vu deux ou trois fois et il était sacrément beau. Il était si beau que ça ne me dérange même pas de dire qu’il était beau. Francisco, où que tu sois, ce boléro de Ravel, il est pour toi (Harmonica). Si ça se trouve, le Docteur Kresbach conserve encore son crâne. Juan de Diego m’a raconté qu’il a pu reconnaître son crâne dans le cabinet du docteur, qui, d’ailleurs, est pédiatre…

TONI :

Qu’est-ce qu’il lui a fait?

Paco joue de l’harmonica.

PACO :

Il y a une photo du pédiatre par là… ça donne envie de lui laisser les enfants à garder ! Allez, les enfants, suivez-moi tous, je vais vous faire une piqûre dans le cœur, allez, suivez-moi, je suis le joueur de flûte de Hamelin, allez, je vais vous faire prendre une petite douche de gaz zyklon, vous êtes sales du voyage…

TONI :

Ton incomparable sens de l’humour est tellement stupide qu’il ne me dérange même plus,  alors tu peux te le garder… Qu’est-ce qu’il a fait à ce garçon ?

PACO :

Tu parles de quoi ?

TONI :

Du docteur, là, le banderillero, qu’est-ce qu’il a fait à ce garçon ?

PACO :

Il l’a fait décapiter et il a transformé sa tête en presse-papiers. (Harmonica.)

TONI :

C’est bon.

PACO :

Tu ne me crois pas ?

TONI :

Si, si je te crois. Mais je ne veux rien savoir de plus.

Ricken entre, toujours plongé dans ses pensées. Paco, comme un chat, et sans se troubler, change de posture et feint de travailler.

RICKEN :

J’ai perdu ma montre… Avez-vous vu ma montre ?

TONI :

Non, monsieur.

RICKEN :

Ce matin j’étais ici… Êtes-vous sûrs de ne pas l’avoir vue ?

TONI :

Si je l’avais vue, monsieur, je vous le dirais.

PACO :

Moi, si je l’avais vue, cette montre, je ne serais pas là… mais à me remplir la panse pendant une semaine…

Paco rit. Toni avale sa salive. Ricken, qui semble ne pas l’écouter, continue sa recherche.

RICKEN :

Vous vous souvenez de ma montre, n’est-ce pas ?

TONI :

Oui, vous la portez tout le temps.

Ricken ouvre un tiroir, regarde dedans, en sort quelques objets, ouvre un autre tiroir… et finalement il en sort quelques photographies.

RICKEN :

Qu’est-ce que c’est que ça ?

TONI :

Ce sont… des copies ratées, monsieur.

RICKEN :

Ces photos sont parties ce matin pour Berlin. Comment se fait-il qu’il reste des copies ici ?

TONI :

J’avais oublié qu’elles étaient là.

RICKEN :

Combien de copies as-tu fait de ces photos ?

TONI :

Six, monsieur, mais…

RICKEN :

Six ? Pourquoi six ?

TONI :

Mais celles-ci sont de mauvaise qualité et il faut les détruire.

RICKEN :

Et pourquoi ne les as-tu pas détruites ?

TONI :

Je les ai laissées là et je me suis mis à faire autre chose.

RICKEN :

Ces photos ont-elles un intérêt particulier ?

TONI :

Absolument aucun, monsieur.

RICKEN :

Cela ne doit plus se reproduire.

TONI :

C’était un oubli, monsieur.

RICKEN :

Cela ne doit plus se reproduire, c’est compris ? Ce laboratoire fait cinq copies papier destinées à la Gestapo. Cinq. Pas une de plus. Si je revois une copie de plus dans ce laboratoire, je vous fais fusiller. (Il se dirige vers la sortie.) Si ma montre réapparaît, prévenez-moi s’il vous plaît.

Il sort. Toni et Paco se regardent, intensément.

PACO :

Depuis combien de temps tu fais six copies, Toñín ?

TONI :

Je n’ai jamais fait six copies, c’était un accident.

PACO :

Ouais, et moi j’suis le pape. Je sais que tu fais six copies depuis un moment. Et je te félicite. Messieurs, voilà un héros de guerre.

TONI:

Ta gueule, s’il te plaît. Il ne me manquait plus que ça ! Et comment t’as pu dire ça, pour la montre ?

PACO :

Ne change pas de sujet. Écoute-moi bien, Toni. Moi aussi ça fait un moment que je mets des négatifs de côté. Beaucoup de négatifs. Si on arrive à sortir tout ce matériel du camp…

TONI :

Fous-moi la paix. Quelqu’un peut entrer à tout moment. En plus, y’a rien à discuter. Rien de bon ne peut sortir de ta tête. Fous-moi la paix.

PACO :

Toni, s’il te plaît, écoute-moi.

TONI :

Ta gueule, putain !

PACO :

Pourquoi tu fais cette dernière copie, alors ? Pourquoi tu risques ta vie ?

TONI :

Ça, c’est mon problème.

PACO :

Regarde ce qu’il vient de se passer. Ils peuvent tomber dessus.

TONI :

Ils ne tomberont pas dessus. À moins que toi…

PACO :

Moi quoi ?

TONI :

Pas un mot de ça, à personne. À personne.

PACO :

Certains camarades savent que je détiens des négatifs. Et nous allons les faire sortir.

TONI :

Faites ce que vous voulez de vos négatifs, mais foutez-moi la paix.

PACO :

On travaille en équipe. Nous sommes un parti.

TONI :

C’est très bien. Mais je ne suis pas d’accord avec les directives du parti. Je crois que vous vous trompez. Mes photos ne sortiront pas.

PACO :

Et qu’est-ce que tu vas en faire ?

TONI :

Attendre jusqu’à la fin. Si nous vivons, les photos vivront. C’est de la folie d’essayer de les faire sortir. Ils nous puniront pour l’exemple, avant de nous fusiller tous. Ils nous promèneront dans une charrette durant des heures et des heures, nus, ils nous tortureront, ils nous accrocheront au mur, on aura droit aux douches glacées, leurs chiens déchaînés vont nous déchiqueter… Ne compte pas sur moi. N’y comptez pas.

Long silence. Toni retourne à ses occupations. Et Paco aux siennes : Le Boléro de Ravel.

PACO :

Comme on le disait donc, il y a toujours une nouvelle manière de mourir à Mauthausen : aujourd’hui, j’ai appris qu’on peut aussi mourir par pure lâcheté.

CHANSON DE LA SUPRÉMATIE DE LA RACE ARYENNE

Telle une valkyrie

aryenne je suis

à nettoyer l’Europe,

désinfecter,

je m’ingénie

question d’hygiène.

En bonne aryenne que je suis

avec énergie

j’assainis.

Aryenne, c’est ce que je suis

après mon passage tout s’éclaircit.

Il faut extirper

et exterminer

ces plaies nuisibles et nocives.

Ah quel plaisir

de voir fonctionner

notre efficace chambre à gaz,

ah, ahhhh, ahh, ah, ah, ahhh…

Chœur :

Une Aryenne est

pour assainir

la plus zélée.

Et pour blanchir

sans doute privilégiée.

Solo :

En bonne Aryenne que je suis

j’y suis efficace

j’assainis.

Aryenne, c’est ce que je suis

et j’apporte propreté

et splendeur.

Refrain :

Aryenne je suis comme Parsifal,

Aryenne je suis comme Lohengrin, Sigfrid,

Thor et Wotán.

Ainsi seulement je parviendrai

à une Europe plus aryenne et totale.

Ainsi seulement j’exterminerai

juifs, gitans, homos, rouges et toute la saleté.

Aryenne je suis comme Parsifal,

je suis la meilleure,

vive moi,

vive le gaz.

Seulement ainsi je pourrai exterminer

les juifs, les gitans,

les homos, les rouges et les autres.

Je suis la meilleure,

vive moi,

vive le gaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaz.

 

Le bordel, mars 1943. La Begún et Oana.

LA BEGÚN :

Tu leur dis. Tu leur dis de ma part, aux Espagnols. Et là je leur fais une fleur. Les autres qu’ils crèvent. Mais mes compatriotes tu leur dis bien. Une fugue, une seule fugue, et tout un baraquement peut y passer ! Là je vais pas y aller de main morte. Toute la nuit dehors jusqu’à ce qu’on trouve le fuyard. Les Espagnols se croient très malins. Puisque nous avons déjà subi une guerre civile, ils se croient très malins. Moi, tu me laisses un républicain, un dynamiteur, un vétéran de guerre, tu me le laisses nu à moins 20 degrés pendant une heure, deux heures, toute la nuit. Tu verras bien où je leur mets, moi, leur arrogance, aux Espagnols. Il faut casser les côtes aux Polonais ? Je leur casse avec plaisir. Les Polonais c’est de la merde, que de la merde. S’il faut défoncer le crâne d’un Français, d’un Yougoslave, on le défonce. On s’en fout. Ici y’a que des condamnés à mort qui se chient dessus toute la journée. On s’en branle d’où vient cette merde? Mais je ne veux plus de problèmes avec mes compatriotes, ils me rendent malade. Ils se croient supérieurs. Et ils s’organisent. Ici, dans cet abattoir, les Espagnols sont en train d’organiser la résistance. Bande de crétins ! Ils font des comités internationaux et essayent de s’aider les uns les autres, comme s’ils allaient sortir vivants d’ici. Ils me rendent malade. Donc tu leur diras de ma part que je rigole pas avec ça. Un jour, pendant qu’on nous comptait, quelqu’un a fait de jolis compliments sur ma mère, j’ai entendu et j’ai vu un Espagnol faire des compliments sur ma mère… « Regarde-moi dans les yeux », j’ai dit, et il m’a regardé dans les yeux. « Maintenant répète ce que tu as dit en me regardant dans les yeux », et il l’a fait… Je les lui ai arrachés. Ses yeux. Je les lui ai arrachés. J’ai enfoncé mes doigts dans ses orbites, là, comme ça, et je lui ai arraché ses deux petites billes, comme ça.

Silence.

OANA :

Tu sais qui est Paulus ?

LA BEGÚN :

C’est qui Paulus ?

OANA :

Je sais pas. C’est pour ça que je te le demande. Ça doit être quelqu’un de très important parce que tous les SS qui viennent ici parlent de lui, et de sa mère aussi, comme cet Espagnollà qui a fait de jolis compliments sur la tienne. Paulus. Tu sais pas qui c’est, toi ?

LA BEGÚN :

Non, je sais pas qui c’est.

OANA :

Il y en avait qui pleuraient quand ils prononçaient son nom : Paulus, espèce de traître, sale lâche, tu as vendu l’Allemagne, tu as humilié le Troisième Reich. À mon avis, un type qui vend l’Allemagne et qui humilie le Troisième Reich doit être très important.

LA BEGÚN :

Je ne sais pas qui c’est ce Paulus et je m’en fous, et je me fous de leurs histoires, aux allemands, fils de pute, qu’ils crèvent tous. Et toi, qu’est-ce que t’en as à foutre de cette affaire ?

OANA :

Bah ça devrait nous intéresser parce qu’avant de connaître le nom de Paulus, ils venaient, ils enlevaient leurs bottes et leurs vêtements, ils fredonnaient une chanson, ils me disaient « par derrière, gitane », ils jouissaient et se cassaient. Ils m’apportaient du chocolat, du pain, des saucisses, des cigarettes et me montraient, les yeux pleins de larmes, la photo de deux enfants blonds en train de jouer dans une maison avec jardin. Toujours pressés. Accros aux statistiques : « à ce rythme-là, dans deux ans, il n’y aura plus un juif en Europe ». Toujours pressés. Mais joyeux quand même, irrésistibles. « Je vais dire à Brettmeier de ne pas te gazer », me disaient les plus… attentionnés. Maintenant ils sont tout le temps bourrés, et ils ne bandent même pas. Ils donnent des coups dans les chaises et ils parlent seuls, ils vomissent et s’endorment, il y en a qui disent rien, d’autres qui n’arrêtent pas de parler. Ils me parlent de l’atelier de menuiserie qu’ils avaient à Bamberg, me disent qu’ils donneraient tout pour retourner à leur petite boutique à Brême. Je sais pas qui c’est, ce Paulus, ni ce qu’il a fait, mais je sais que depuis que j’entends son nom, la roue a tourné pour les Allemands.

Silence.

 

LA BEGÚN :

Tu en sais trop. Tu ne sortiras pas d’ici vivante parce que tu en sais trop.

OANA :

Et toi, tu ne sortiras pas vivant d’ici, parce que si c‘est pas les Allemands qui te tuent, c’est tes compatriotes qui le feront.

LA BEGÚN :

À la fin de la guerre, moi je sortirai d’ici à pied par le portail principal et je rentrerai en Espagne et mes compatriotes, tout le monde les aura oubliés.

OANA :

Pourquoi tu les détestes tant ?

LA BEGÚN :

Parce qu’ils ont perdu une guerre et là, dans cet enfer, ils font les coqs. Ils ne se sont pas mis d’accord pour vaincre Franco et là, ils deviennent potes pour échapper à Hitler. Les Catalans haïssent l’Espagne et là, maintenant, ils se sentent fiers d’être espagnols, républicains espagnols, qu’ils disent, une fois devant le four. Les anarchistes détestent les communistes et les communistes haïssent les anarchistes et ils se sont même tiré dessus pendant la guerre, mais ici ils se sont unis pour lutter contre le fascisme allemand. Les socialistes regardent de haut les anarchistes et les communistes, et là, à dix minutes d’être gazés ou poussés du haut de la carrière de Wienergraben, ils se disent espagnols et combattants républicains face au fascisme, eux, eux qui ont foutu en l’air la République et qui n’ont pas été capables de la défendre contre un nain espagnol, là ils s’organisent pour lutter contre le géant allemand. C’est pour ça que je les déteste. Parce qu’ils ne font pas les choses à temps. Allez, on baise.

OANA :

T’as plus le temps pour ça.

LA BEGÚN :

On fait ça vite.

OANA :

C’est trop tard. Tu sais comment ça fonctionne avec eux.

LA BEGÚN :

Tu me fais parler pour qu’on perde du temps.

OANA :

Je te fais parler parce que je crois que ce sera toujours mieux que de baiser avec toi.

LA BEGÚN :

Et t’aimes ce que je dis ?

OANA :

Pourquoi tu fais du mal aux gens ?

LA BEGÚN :

Pour qu’on m’en fasse pas, à moi. Chaque coup que je donne me fait rester en vie plus longtemps.

OANA :

Alors ça devrait t’intéresser de savoir qui est ce Paulus. Peut-être que ton destin dépend de lui. Et le mien aussi. Et même celui du Führer.

CHANSON DU REVIER ET DU BANDERILLERO

Et si par malchance

tu vas à l’infirmerie

pour sûr, tu ne sors pas

vivant de ses lits ;

alors, si tu es malade,

si dessus tu te chies,

ou si un os tu te brises

ou si les morpions t’ont envahi,

même pour une allergie,

le choléra ou la dysenterie,

n’aie même pas l’idée

d’aller à l’infirmerie.

 

Tu sais là-bas les docteurs

ils t’étriperont,

ils t’ouvriront comme un lapin,

sur toi ils expérimenteront.

 

Et au moindre petit bobo

ils te feront une piqûre

de Chlorure de magnésium

en plein cœur c’est sûr.

Aïe ! Docteur Banderillero,

par ta faute, oui ta faute,

je me meurs

je me meurs.

 

Ah, si je te chopais, si je t’attrapais,

la rate je te défoncerais,

les yeux je t’arracherais.

Les latrines, 1944. Après un bref échange gestuel, PACO et JACINTO s’approchent l’un de l’autre.

 

PACO :

On se parle, mais on fait semblant de pas se parler.

JACINTO :

D’accord.

PACO :

Tu vois toujours cette villageoise que tu trouvais si sympathique ?

JACINTO :

Anna Poitnner, oui.

PACO :

Vous discutez avec elle quelques minutes, c’est ça ? Et personne vous surveille.

JACINTO :

Un petit moment, oui.

PACO :

Tu crois qu’elle accepterait qu’on lui confie un paquet ? (Silence.) T’en dis quoi ? Tu vois ce que je veux dire ?

JACINTO :

Quel paquet ?

PACO :

Des photos. Un paquet pas trop gros, on peut le cacher sous les vêtements, mais il a beaucoup de valeur. Tu crois qu’elle le cacherait ?

JACINTO :

Je sais pas. Sûrement, oui. Elle a plus de couilles que toi et moi réunis. Son mari a même été torturé. Sûrement, oui.

PACO :

Nickel. Et toi, tu sortirais le paquet ?

JACINTO :

Ouais, c’est ça, pour qu’ils me flinguent.

PACO :

Tout est prévu. Vous êtes les seuls à sortir du camp et à aller au village. Ils ne vous surveillent même plus.

JACINTO :

Et comment je fais pour le sortir ?

PACO :

Ça te plairait d’être avec une femme, pas vrai ?

JACINTO :

Quel rapport ?

PACO :

Au bordel, il y a une superbe gitane, elle s’appelle Oana. J’ai tout arrangé. Le jour venu, en fin de journée, elle te donnera le paquet ; après le dîner, tu te couches et tu dors avec. Le lendemain matin, tu sors comme si de rien n’était puisqu’on vous fouille plus, puis tu l’apportes au village et tu le donnes à l’Autrichienne… (Silence.) Dis-moi que tu vas le faire, Jacinto. (Silence.)

JACINTO :

Et ils vont me désinfecter les couilles ?

PACO :

C’est possible. Oana est une vraie merveille, tu vas voir.

JACINTO :

Peut-être que je banderai mou…

PACO :

Qu’est-ce que tu racontes, Jacinto ? Tu vas le faire ?

JACINTO :

Je sais pas. Passer la nuit avec ce paquet dans le lit… Je vais mourir de peur cette nuit-là. Et quand on sortira…, s’ils me choppent je serai fusillé ou pendu.

PACO :

Pense à ton pauvre père, gazé à Gusen, et à ton frère. À tous les nôtres. Ces photos prouvent ce qui s’est passé ici. Si on les sort pas, ils les détruiront, parce que maintenant ils savent qu’ils ont perdu la guerre. Le seul à pouvoir le faire c’est toi, Jacinto.

JACINTO :

Et si elle le prend pas ?

PACO :

L’Autrichienne ?

JACINTO :

Oui, et si elle a peur et qu’elle refuse, je fais quoi, moi, avec le paquet ?

PACO :

Tu lui demanderas demain.

JACINTO :

Peut-être que je la verrai pas demain.

PACO :

Alors après-demain, quand tu pourras.

JACINTO :

Et je lui dis quoi ?

PACO :

Jacinto ! Tu lui demandes si elle veut bien prendre le paquet et le cacher.

JACINTO :

Et je lui dis que ce sont des photos ?

PACO :

Oui.

JACINTO :

D’accord, je lui dirai.

PACO :

On se retrouve demain ou après-demain, tu me fais simplement oui de la tête et j’arrange le rendez-vous avec la gitane.

 

Le garçon disparaît. Quelques secondes plus tard LA BEGÚN rentre.

 

LA BEGÚN :

Ça va, le photographe ?

PACO :

Jusqu’ici, ça allait.

 

Il s’apprête à partir. Le KAPO le prend violemment par le bras et le lui tord, obligeant Paco à s’agenouiller, hurlant de douleur.

 

LA BEGÚN :

J’aime pas parler dans le vide. Tu fous quoi avec ce gamin ?

PACO :

Je ne l’ai pas encore baisé, je te le laisse, lâche-moi, enculé, tu vas me casser le bras.

LA BEGÚN :

Sans blague ?

PACO :

Demain, je dois prendre en photo Zieres et toute sa famille…

LA BEGÚN :

Ah, oui ?

PACO :

Oui, et si je n’arrive pas à le faire, on va te pendre par les couilles jusqu’à te les arracher… Lâche-moi, fils de pute, lâche-moi.

LA BEGÚN :

Toi, en plus d’être un lèche-cul, t’es une balance.

PACO :

S’il te plaît.

 

Silence. Paco ne peut plus supporter la douleur.

PACO :

S’il te plaît.

LA BEGÚN  (Il desserre un peu sa prise, mais sans lâcher.) :

Tu veux pas te faire ce gamin parce que t’es un sale communiste qui a pas assez de couilles pour être pédé, t’es bon qu’à faire le con et à jouer de ton putain d’harmonica de merde. Un jour je vais te le foutre dans le cul.

PACO :

Tout ce que tu voudras, mais lâche-moi, bordel.

LA BEGÚN :

Dégage. Il y a un paquet de gens qui t’en veulent, mon petit Paco, et moi, je vais t’attraper un jour, tu vas voir, je vais te chopper.

(Paco sort.)

Maison de Ricken. Ricken écoute la radio, la BBC. Il se perd dans ses souvenirs de l’été 1944. On entend des voix dehors et, soudain, un coup de pied ouvre la porte. C’est Brettmeier. Ricken éteint la radio tout de suite.

BRETTMEIER :

Ricken ! Heil Hitler!

RICKEN :

Heil Hitler!

BRETTMEIER :

Tu me donnes la permission de m’asseoir, n’est-ce pas ? (Il s’assied.) Où sont passés tes petits protégés ?

RICKEN :

Dans le baraquement, je suppose.

BRETTMEIER :

Ils doivent dormir, comme de petits anges… Ils travaillent bien mais ils sont beaucoup trop nombreux. De qui pourrions-nous nous passer ?

RICKEN :

J’ai besoin de tout le monde, monsieur.

BRETTMEIER :

Pour quoi faire ?

RICKEN :

Il y a beaucoup de travail.

BRETTMEIER :

Ah oui ?

RICKEN :

Il y a beaucoup de photos à développer et à classer, monsieur.

BRETTMEIER :

Prends-moi en photo.

RICKEN :

Maintenant ?

BRETTMEIER :

Oui, maintenant. Ça te pose un problème ?

RICKEN :

J’allais m’en aller.

BRETTMEIER :

Et quand est-ce que tu penses pouvoir me prendre en photo ?

RICKEN :

Il me semble que vous méritez une attention toute particulière. Ce serait mieux demain.

BRETTMEIER :

Mais moi, je veux le faire maintenant.

RICKEN :

D’accord. Donnez-moi un instant, je me dépêche.

 

Ricken prépare l’éclairage et manipule son appareil. Brettmeier s’approche de la radio et l’allume.

 

BRETTMEIER :

Pendant que tu prépares ta petite photo on pourrait écouter ce que ces saletés d’anglais déblatèrent sur nous, ça te va ?

Silence.

RICKEN :

Je me dépêche. Asseyez-vous, monsieur.

BRETTMEIER :

Pourquoi tu écoutes ça, Ricken ?

RICKEN :

Pour passer le temps, c’est tout. Asseyez-vous, monsieur.

BRETTMEIER :

Je préfère rester debout.

RICKEN :

Ça serait plus long. C’est mieux assis.

BRETTMEIER :

Et quand tes petits protégés sont là, tu écoutes aussi les insultes contre l’Allemagne qui sortent de cet engin, Paul Ricken ? C’est ça le travail que vous faites ?

RICKEN :

Jamais, mon commandant. Je n’ai jamais écouté la radio en présence d’un prisonnier.

BRETTMEIER :

Je peux te faire fusiller, Ricken. D’ailleurs, je vais le faire.

RICKEN :

Voulez-vous vous asseoir, monsieur ?

BRETTMEIER :

Ils se réjouiraient, non ? Ils se réjouiraient d’entendre que l’Allemagne a perdu la guerre.

RICKEN :

C’est évident. Ils veulent rentrer chez eux et revoir leurs familles. Si vous ne vous asseyez pas, il n’y aura pas de photo.

BRETTMEIER :

Ils ne sortiront pas d’ici vivants. (Il s’assied.)

RICKEN :

Peut-être.

BRETTMEIER :

Je vais envoyer tes Espagnols à la carrière, demain.

RICKEN :

J’ai besoin d’eux ici.

BRETTMEIER :

Pour quoi faire ? Pour développer les jolies photos souvenirs des SS en train de se mettre une baïonnette dans le cul ?

RICKEN :

Monsieur, si vous n’arrêtez pas de bouger, je ne pourrai pas vous prendre en photo.

BRETTMEIER :

Écoute, Ricken… À ce stade, je m’en tape comme de la peau d’un Juif que tu aies passé des années à te faire du fric en faisant le con dans ce laboratoire. Mais c’est fini, cette histoire. Le laboratoire, c’est fini. C’est la fin du service d’identification, parce qu’il n’y plus rien à identifier. C’est la fin de cette putain de radio. Tu commences à tout détruire à partir de demain, tu m’entends, demain, toutes les photos, toutes les copies, tous les négatifs, tout. Et écoute-moi bien : dans quelques jours, sous les ordres du commandant Zieres, tu seras à la tête de l’escorte qui accompagnera un groupe de prisonniers pour une évacuation.

Silence.

BRETTMEIER :

Tout va bien, Paul ?

RICKEN :

Tout va bien, monsieur. Fermez les boutons de votre uniforme, s’il vous plaît.

BRETTMEIER :

Que penses-tu de ma proposition ?

RICKEN :

Souriez, monsieur, si vous voulez sourire, mais ne parlez pas.

BRETTMEIER :

Dis-moi, Ricken ? Qu’est-ce que ça te fait de devenir un homme d’action, à cinquante ans ? Peut-être qu’un prisonnier se comportera mal, et qu’il faudra lui tirer une balle, qu’est-ce que tu en penses ?

RICKEN :

Ça ne rend pas bien, monsieur ; si vous n’arrêtez pas de parler, la photo ne rendra pas bien.

BRETTMEIER :

Ricken, tu m’écoutes ?

RICKEN :

Je ne peux pas travailler dans ces conditions, monsieur. J’étais sur le point d’aller me coucher, je suis très fatigué, vous m’avez demandé de vous tirer un portrait et si vous n’arrêtez pas de parler et de bouger je ne peux pas bien faire mon travail. Soyez attentif. Moi, je ne peux pas signer une photo du chef de la sécurité du camp de Mauthausen si ce n’est pas une photographie parfaite, d’accord ?

 

Silence. Brettmeier regarde fixement l’objectif de l’appareil photo de Ricken.

RICKEN :

Ne regardez pas l’appareil photo, regardez ici, à ma droite.

BRETTMEIER :

Ricken…

RICKEN :

Je ne vous ai pas demandé de parler. Et ne bougez pas. (Il photographie.). Nous devrions faire une deuxième prise. Ce visage révèle une âme pleine de rage, de frustration ; ce visage raconte l’histoire d’une vie quelconque et médiocre…

BRETTMEIER :

Qu’est-ce que tu dis ?

RICKEN :

Voyons voir, capitaine, pensez à comment vous voulez passer à la postérité…

BRETTMEIER :

Comme Martin Brettmeier, moi je suis Martin Brettmeier.

RICKEN :

Bien, ça c’est mieux. Ici, regardez ici en haut. Là, on voit le vrai Martin Brettmeier… Ne bougez plus, là… (Il photographie.) C’est bon. Qu’est-ce que vous me disiez ?

BRETTMEIER :

Vraiment, tu n’as rien écouté de ce que je t’ai dit ? Tu es stupide ou tu le fais exprès ?

RICKEN :

Voyez-vous, monsieur, à l’heure qu’il est, je crois que nous avons dû tuer environ onze millions de personnes. Rien qu’ici, dans les camps d’extermination. Le reste importe peu.

BRETTMEIER :

C’est important, Paul Ricken, toi aussi, tu auras du sang sur les mains.

RICKEN :

Ce sera comme vous le voudrez. Voilà, vous avez votre portrait. Qu’est-ce que je peux faire d’autre pour vous ?

BRETTMEIER :

Comment oses-tu me parler ainsi ?

RICKEN :

Quelques médisants disent que je suis devenu fou ; je crois qu’ils ont raison.

BRETTMEIER :

Ricken, tu es en train de jouer avec le feu, je vais t’envoyer en enfer.

RICKEN :

L’enfer est un mot léger, presque drôle, à côté de ce que nous avons généré.

BRETTMEIER :

Ne me sermonne pas, monsieur le professeur, pas de sermons. Je peux presque tout supporter, mais ne me casse pas les couilles avec ta sensiblerie. Je vais m’en aller pour ne pas te tuer, Paul Ricken, j’aurais la flemme de devoir expliquer à tout le monde, mais surtout à ma femme, pourquoi je t’ai tiré une balle dans la tête. Détruis tout. Et prépare tes valises. (Il part vers la porte.). Heil Hitler !

 

Brettmeier attend le salut d’adieu de Ricken. En vain. Brettmeier sort.

 

Sur l’estrade :

CHANSON SÉFARADE : LES ARBRES IMPLORENT LA PLUIE

Árboles lloran por lluvias

y montañas por aires.

Ansi lloran los mis ojos

por ti mi querida amante.

Penso y digo qué va a ser de mi

en tierras ajenas

no puedo vivir.

En frente de mi hay un angelo

con tus ojos me mira

llorar quero y no puedo

mi corazón suspira

Torno y digo qué va a ser de mi

en campos de Austria

yo me voy morir.

[Les arbres implorent la pluie

et les montagnes le vent.

Ainsi pleurent mes yeux

pour toi, ma belle et tendre chérie.

Je pense, j’interroge l’avenir.

En terre d’autrui

vivre je ne puis.

Face à moi se tient un angelot,

avec tes yeux il me regarde.

Pleurer je veux sans y parvenir.

Et mon cœur soupire.

Qu’adviendra-t-il de moi, me dis-je

Dans ces camps en Autriche

Je m’apprête à mourir]

 

Les latrines, décembre 1944. Le Kapo attrape brutalement Jacinto.

LA BEGÚN :

Tu parlais de quoi avec Paco ?

JACINTO :

Hein ?

LA BEGÚN :

Je t’ai vu avec lui. Tu parlais de quoi ?

JACINTO :

C’est qui Paco ?

 

Coups de poing dans l’estomac.

 

LA BEGÚN :

Ne m’oblige pas à te tuer. Vas y, accouche maintenant : qu’est-ce que vous foutez à parler tout le temps à chaque fois que vous vous retrouvez ici ? Allez, dis-le-moi.

JACINTO :

Il voulait seulement savoir ce qu’on fait.

LA BEGÚN :

Ce que vous faites ? Où ça ?

JACINTO :

Au village.

LA BEGÚN :

Et tu lui as raconté quoi ?

JACINTO :

Ce qu’on fait.

LA BEGÚN :

Et lui, pourquoi il veut savoir ce que vous faites au village ?

JACINTO :

Je sais pas.

LA BEGÚN :

Tu sais pas ? Tu veux goûter l’eau de ce bidon ?

JACINTO :

Il m’a demandé et je lui ai répondu, mais je ne sais pas ce qu’il veut. (Le Kapo enfile un gant qui lui recouvre le bras gauche jusqu’au coude.) Non, s’il vous plaît…

LA BEGÚN :

Ne me fais pas perdre mon temps.

JACINTO :

Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?

LA BEGÚN :

Qu’est-ce qu’il t’a demandé ?

JACINTO :

L’heure à laquelle on sortait, l’heure à laquelle on rentrait et avec qui on parlait…

LA BEGÚN :

Et pourquoi veut-il savoir tout ça ?

JACINTO :

Je sais pas. Je vous jure, je sais pas.

Le Kapo introduit la tête du jeune dans un bidon rempli d’excréments. Il fredonne un petit moment, une copla, et il fait traîner. Il relève la tête de Jacinto.

LA BEGÚN :

Ce petit fils de pute cherche à savoir des choses sur le Poschacher, il manigance quelque chose. Dis-moi tout de suite ce qu’il t’a offert et en échange de quoi, ou tu avales entière toute la merde de la baraque du typhus.

JACINTO :

Les gens… il voulait savoir si… les gens du village… parlaient avec nous.

LA BEGÚN :

Ça tu me l’as déjà dit, mais je veux savoir ce qu’il veut, dis-moi ce qu’il trame, ce qu’il cherche, ce qu’il trafique ; pourquoi ce fils de pute, qui travaille dans le labo photo et qui vit comme un roi, passe son temps à te chercher et à parler avec toi ; pourquoi, dis-moi pourquoi, pourquoi faire, ou je te noie là tout de suite. Vas-y, accouche.

JACINTO :

Je… Il dit que c’est pour nous aider, nous les Espagnols…

LA BEGÚN :

Ça, ça me plaît. Comment vous allez faire ?

JACINTO :

J’en sais rien…, moi.

LA BEGÚN :

Tu sais pas ?

JACINTO :

Je vous en supplie.

LA BEGÚN :

Allez, une petite gorgée de plus.

 

Il réintroduit la tête de Jacinto dans le bidon. Et il recommence à fredonner. Le jeune homme s’agite, proche de la mort.

 

LA BEGÚN :

La prochaine fois je t’y mets en entier, tu m’entends, en entier. C’est quoi son plan ?

 

Le jeune, à moitié mort, presque noyé, balbutie, pleure, tremble.

 

LA BEGÚN :

On va attendre qu’il revienne te chercher. Tu ferais mieux de commencer à prier.

 

Le Kapo sort. Jacinto reste seul, entouré d’excréments, de solitude et de peur.

Le bordel, janvier 1945. Paco et Oana, assis sur le lit, l’un à côté de l’autre. Paco joue à l’harmonica le boléro de Ravel, et quand il arrête de jouer il semble glisser un mot à l’oreille d’Oana.

 

OANA (Elle sort sa tête hors du taudis le temps d’un instant.) :

Personne ne se soucie de nous. Raconte-moi ce que tu dois me raconter.

PACO :

Ce que je t’ai déjà dit.

 

Silence.

 

OANA :

Et où vont ces photos ?

PACO :

Chez une femme du village.

Silence.

OANA :

C’est prévu pour quand ?

PACO :

Là, bientôt. Je dois m’assurer d’avoir le gardien… dans ma poche. Peut-être même demain. Toi, tu seras ici, hein ?

 

Silence.

 

OANA :

Comment tu peux me garantir que ce gamin passera après toi ? Depuis quand c’est toi qui décides qui peut venir ici ?

PACO :

Je ne décide de rien, mais je peux tirer les ficelles et faire en sorte que le gamin du Poschacher entre après moi. Et le plus important : personne n’entrera après, ta journée sera finie. C’est facile.

OANA :

Il doit bien y avoir d’autres manières de le faire.

PACO :

Celle-ci, c’est la meilleure.

OANA :

Pour moi, c’est la pire. Si ça se termine mal, si ce gamin… Et s’il se fait prendre avec le paquet ? Qu’est-ce qu’il va bien pouvoir dire s’il se fait prendre ou s’il le fait tomber…

PACO :

Il doit seulement le porter à la baraque…

OANA :

Le lieu le plus sûr au monde.

PACO :

Sa baraque, oui. Il y a quelque mois, peut-être pas, mais maintenant ils ne les fouillent plus, ils dorment tranquilles.

OANA :

Et pourquoi tu lui donnes pas ailleurs ?

PACO :

Parce qu’il y a pas d’autre endroit. Je te le jure, Oana, ça fait des mois que je retourne la situation dans tous les sens, je sais que c’est très risqué, je sais que si ça tourne mal nous mourrons tous, mais je sais aussi que si ça se passe bien…

OANA :

Et alors quoi, il se passera quoi si ça se passe bien ?

PACO :

Si ça se passe bien ils ne pourront jamais nier ce que nous savons qu’ils vont nier. Tout, toutes les atrocités perpétrées, les assassinats, ce putain d’escalier, les visites des chefs, tout est dans ce paquet, et je te jure que la meilleure manière de le faire sortir d’ici, c’est que le gamin du Poschacher passe juste après moi, que tu le lui donnes, que tu dormes avec lui et qu’au petit matin il le sorte d’ici. Je t’en prie… Oana.

Silence.

 

OANA :

Et tes camarades ?

PACO :

Quels camarades ?

OANA :

Ceux qui travaillent avec toi dans le labo.

PACO :

Rien. Personne n’en sait rien. Comme si on pouvait faire confiance aux Polonais, ils sont presque pires que les nazis… Ça ne regarde que moi… Les chefs de mon parti sont au courant. C’est tout.

OANA :

Et l’autre Espagnol ?

PACO :

Quel Espagnol ?

OANA :

Il y avait un autre Espagnol avec toi dans le labo.

PACO :

Non.

OANA :

Bien sûr que si. Il est venu ici une fois, il y a très longtemps, je ne me rappelle plus son nom, mais il m’a parlé du labo et de plein d’autres choses.

PACO :

Ça devait être au début, avant que je n’arrive, j’en sais rien.

 

Silence.

 

OANA :

Ben, moi non plus, je ne sais pas si je veux faire partie de ton plan.

PACO :

Oana…

OANA :

Tu me mens et, à risquer ma peau, je préférerais que tu me dises la vérité.

PACO :

On perd un temps précieux avec tes conneries.

OANA :

Tu te souviens de ces partisans yougoslaves ?

PACO :

Quels partisans ?

OANA :

Ils ne doivent pas être sur les photos. Ils les ont mitraillés un par un, cinquante-deux au total.

PACO :

Qui t’a raconté ça ?

OANA :

Si je pouvais, moi aussi j’irais jouer au foot avec les SS. Je suppose que ça doit être marrant de célébrer un but avec Brettmeier.

PACO :

Ce n’est pas marrant. C’est malin. C’est tout.

OANA :

Tu as rigolé ?

PACO :

Pendant le match ?

OANA :

Avec les partisans.

PACO :

Qu’est-ce que tu racontes ?

OANA :

J’aimerais savoir si tu as rigolé ce jour-là, pendant qu’ils fusillaient les cinquante-deux Yougoslaves, les femmes comme les hommes ; j’aimerais savoir si tu as rigolé parce que si tu l’as fait, ces photos ne m’intéressent plus.

 

Silence.

 

PACO :

Oana…

OANA :

Je ne veux pas t’écouter. Va-t’en d’ici.

PACO :

Parfois je suis très nerveux, je suis toujours très nerveux ; je fais des choses que je ne veux pas faire, et je dis des choses que je ne veux pas dire…

OANA :

Il est où l’autre Espagnol ?

PACO :

Mort. Et s’il n’est pas encore mort, ça sera pour demain, ou après-demain. On l’a emmené au Revier. Presque personne ne sort vivant de là.

OANA :

Il savait que tu allais faire sortir les photos ?

PACO :

Non.

OANA :

Là, tu ne mens pas.

PACO :

Non, je ne te mens pas. Et je ne te mens pas non plus si je te dis que Toni a peur quand il voit un cafard. Il n’aurait jamais eu le courage de faire sortir ces photos, c’est pour ça qu’il faut le faire maintenant, Oana. Même si je suis l’être le plus méprisable au monde, il faut les sortir d’ici, ces photos, parce que ce sont des preuves uniques. Les photographies passent avant nous tous.

OANA :

Tu as rigolé ?

PACO :

Non, je ne sais pas, je panique et je ne peux plus contrôler mon corps, je te l’ai déjà dit…

OANA :

Et tu cires les bottes des officiers ?

PACO :

Non.

OANA :

Là oui, tu mens.

PACO :

Qui te raconte tout ça ?

OANA :

Vous êtes nombreux à passer par ici, et vous n’arrêtez pas de parler. Tu dois partir.

PACO :

Oana, s’il-te-plaît… Dis-moi oui, et déteste-moi, mais dis-moi oui.

OANA :

Au revoir.

PACO :

Tu vas m’aider ?

Silence. Ils se regardent longtemps et profondément, mais il n’y a pas de réponse. Paco sort. Oana met ses mains sur son ventre et le caresse. Puis elle reste comme suspendue, pensive. Une ombre d’épouvante couvre son visage.

 

Le revier, l’infirmerie et, simultanément, sur l’estrade :

Toni est sur un grabat. Il tremble, il a beaucoup de fièvre, il est extrêmement affaibli. Des gémissements plaintifs venant d’autres mourants tapis dans l’ombre l’accompagnent dans son agonie. Une porte s’ouvre. Faisceaux d’une lanterne dans un premier temps ; ensuite une lumière jaunâtre et exiguë venant du plafond permet d’apercevoir une figure colossale : un être d’environ trois mètres de haut, portant une blouse blanche et un masque impassible, tourne sur lui-même, en imitant une danse qui rappelle les géants et les grosses têtes typiques des fêtes populaires de certains villages d’Espagne. Arrivé près du grabat de Toni, il arrête de danser et commence à chanter une berceuse, dans un allemand très doux tout en berçant la paillasse. Pendant un instant on n’entend que le chant du colosse et le grincement du bois du grabat. Doux et harmonieux au début, il se transforme peu à peu en un fredonnement plus rythmé et plus rauque, jusqu’à devenir une épouvantable cacophonie, stridente et gutturale. Le grabat se balance à présent tel un bateau en proie aux vagues violentes. Les gémissements de Toni sont désormais des cris d’effroi. Tandis que le géant croasse en allemand cette berceuse sauvage et brutale, il commence à faire tourner le grabat de plus en plus vite, de plus en plus vite, de plus en plus vite jusqu’au moment où, d’un geste ferme et sec, il stoppe l’action et le silence se fait. Toni reste sur le lit, déchet humain, loque, fantoche. Le géant caresse le visage de Toni qui le regarde l’air meurtri. Le colosse, en tenue de médecin, sort soudain de la poche de sa blouse une énorme seringue et les notes d’un pasodoble espagnol retentissent comme un hurlement dissonant. Toni essaie de quitter sa paillasse mortelle mais, à bout de forces, il n’y parvient pas. Le géant plante la seringue dans le cœur de Toni, qui à présent ne peut plus crier. Il arrive à peine à ouvrir la bouche qui se déforme en une grimace sourde et atroce. Le grabat fait office de chariot, il se déplace et danse au rythme du pasodoble. Des pantins nus, à moitié nus, tombent sur Toni, perdu à tout jamais dans cet amoncèlement chaotique de corps démembrés dans des positions aberrantes, en route vers la fumée libératrice.

 

Les latrines, février 1945.

 

PACO :

Écoute-moi.

JACINTO :

Ils vont me tuer.

PACO :

Demain, dans le bordel, à sept heures et demie, tu demandes à voir Oana, le gardien qui est à la porte sait que tu vas arriver, il n’est pas mêlé à tout ça, Oana te donnera un paquet, sors-le, par pitié, sors-le d’ici et apporte-le à l’Autrichienne.

JACINTO :

Je ne le ferai pas, ils vont me tuer.

PACO :

Il n’y a personne. Qui va te tuer ?

JACINTO :

La Begún.

PACO :

La Begún ? Il n’y a personne ici. Calme-toi.

JACINTO :

Il y a toujours quelqu’un. Ne me parle pas, s’il te plaît.

PACO :

Fais-le, Jacinto, tu dois sortir ces photos d’ici, tu es le seul à pouvoir le faire…

JACINTO :

Laisse-moi.

PACO :

À sept heures et demie, demande à voir Oana.

 

Le garçon sort.

 

CHANSON DES BARBELÉS ÉLECTRIFIÉS

 

Je sais que je suis la tentation

viens, ne rate pas l’occasion ;

viens, j’ai un p’tit câble

qui te fout une p’tite décharge,

je suis ta libération.

 

Quand tu seras désespéré,

si de l’horreur t’es fatigué,

viens, j’ai un p’tit câble

t’en sortiras bien rôti

et puis tout sera fini.

 

Mes baisers t’enflammeront

mes étreintes te brûleront,

viens, j’ai un p’tit câble

t’en sortiras tout engourdi,

ta souffrance sera finie.

 

Je suis l’électrocution,

je suis la haute tension,

ton corps en ébullition.

Trois cents quatre-vingts volts,

prêt à être enfourné.

 

Le bordel, février 1945. Jacinto et Oana se regardent, mais ils n’arrivent pas à parler. Le garçon tremble, il est incapable de bouger. Oana s’approche de lui et lui donne le paquet. Jacinto essaie de le dissimuler maladroitement sous ses vêtements, et Oana finit par l’aider. Ils se regardent.

 

JACINTO :

C’est bon ? Je pars ?

OANA :

Non reste, tu viens juste d’entrer. Normalement on reste jusqu’à la fin. T’as onze minutes.

 

Silence.

JACINTO :

Et tu l’avais ?

OANA :

Tout le monde tripote mon corps. Le tiroir est plus sûr. En plus Paco est venu avant toi et tu es le dernier de la journée.

Silence. Oana s’approche de nouveau de Jacinto, très lentement, et lui caresse le visage délicatement. Jacinto ne bouge pas. Oana semble vouloir mémoriser le visage du garçon, d’abord avec les doigts d’une main, parcourant ses sourcils, ses paupières, son nez, ses joues, ses lèvres…, puis avec ses deux mains, elle caresse ses oreilles, sa nuque, sa tête rasée. Jacinto ne bouge pas. Oana entoure de ses bras le cou du garçon et l’enlace, appuyant sa tête contre sa poitrine. Ils demeurent ainsi jusqu’à ce que le garçon, comme s’il sortait d’un état de léthargie, d’abord avec un bras puis quelque temps après avec l’autre, finisse par entourer le corps menu d’Oana, deux roseaux abîmés qui s’enlacent en quête de chaleur et de réconfort.

OANA:

Pars maintenant.

JACINTO :

Maintenant ?

OANA :

Oui, maintenant.

JACINTO :

Je ne peux pas.

OANA :

Pardon ?

JACINTO :

Je ne peux pas bouger.

OANA :

Qu’est-ce que tu dis ?

JACINTO :

Je te jure, je ne peux pas bouger.

OANA :

Que t’es bête…

JACINTO :

Je crois que j’ai besoin d’un autre câlin pour pouvoir partir.

OANA :

Tu dois partir, viens un autre jour.

JACINTO :

Il n’y aura peut-être pas d’autre jour.

Ils se regardent. Soudain, visiblement ivre, Brettmeier fait irruption.

BRETTMEIER :

Un Espagnol et une gitane. Qu’est-ce que tu fais là, toi ?

OANA :

Il s’en allait.

BRETTMEIER :

Franz et ses amis. Tu es ici pour Franz, le photographe, n’est-ce pas ? Vous me plaisez, vous, les Espagnols, vous en avez, des couilles. On aurait dû tous vous tuer au fur et à mesure que vous descendiez des trains, parce que maintenant vous êtes les maîtres du Lager. Regarde Franz, il circule dans le camp comme s’il était Rapportführer… Qu’est-ce que tu fais là, toi ?

OANA :

Il s’en va.

BRETTMEIER :

Tu sais que tu viens de baiser une future maman ? (Il sort un pistolet). Nous allions construire un monde meilleur, mais vous ne l’avez pas compris… Comment tu t’appelles ?

JACINTO :

Ja…cin…to.

BRETTMEIER :

Il n’y a pas de place pour vous car… car c’est le Führer qui le dit… Ce ne serait pas toi le papa de cette chose ?… Pour que le monde soit meilleur, seuls les meilleurs doivent rester. Elle a un gitan dans son ventre… Avant que les Américains ne me mettent la main dessus… (Il se colle le pistolet sur la tempe.) Et mon épouse…, et mes filles aussi… Je ne permettrai pas qu’elles vivent dans le monde que vous allez leur laisser, bande de cafards. On va mettre le feu au camp et vous allez tous crever comme des rats. Tiens, tue-la… (Il met le pistolet entre les mains du jeune homme.) Vas y, tue-la ! (Il s’écoule un temps interminable.) Tue-la ! (Jacinto pleure.) Tue-la !

OANA :

Il n’a pas de courage, lui. Laisse-le partir et tue-moi, toi.

Le nazi arrache le pistolet à Jacinto et le jette violemment contre la porte du taudis.

BRETTMEIER :

Dégage. (Jacinto s’en va.) À Mauthausen on ne naît pas, à Mauthausen on ne peut que mourir.

Brettmeier vide le chargeur sur le corps d’Oana et sort. Vingt ans plus tard, Ricken rectifie la position du corps d’Oana qu’il photographie avec son Leica, il pleure. L’orchestre de tziganes joue sa musique à la façon d’une marche funèbre tandis que les prisonniers mettent le cadavre d’Oana sur le chariot des morts. Ricken, tenant toujours son Leica, les regarde partir.

RICKEN :

Quand les alliés sont entrés en Autriche, Brettmeier a fait exploser le crâne de sa femme d’un coup de feu et, juste après, les petites têtes frêles de ses deux filles. Il a retourné ensuite l’arme contre lui et s’est fait sauter la cervelle. (Pause longue, interminable.) Je n’ai pas parlé de ça pendant vingt ans.

Le labo, mars 1945. Toni, toujours convalescent, se déplace avec des béquilles rudimentaires, fabriquées avec deux bouts de bois et un chiffon.

TONI : 

Elles sont où ?

PACO :

En lieu sûr.

TONI :

Dis-moi où.

PACO :

Pour quoi faire ?

TONI :

Ce sont mes photos.

PACO :

Elles ne sont à personne, ces photos. C’est toi qui les as prises ?

TONI :

Non, c’est ma putain de mère ; allez, arrête tes conneries … Dis-moi où elles sont.

PACO :

Ne crie pas, Toñín.

TONI :

T’en as fait quoi ? J’ai le droit de savoir.

PACO :

Quand tu te seras calmé.

TONI :

Je me suis calmé, là. Elles sont où ?

Silence.

PACO :

Dehors.

TONI : 

Comment ça, dehors ?

PACO :

Hors du camp.

Silence.

TONI :

Je vais te tuer, j’te jure que je vais te tuer.

PACO :

Fais attention, tu pourrais trébucher et tomber.

TONI :

C’étaient mes photos, fils de pute…

PACO :

Tes photos ?

TONI :

Ça fait quatre ans que je risque ma vie en mettant de côté une copie de plus de ces photos, je veux savoir ce que tu en as fait.

PACO :

Elles sont à l’abri, c’est la seule chose qui compte.

TONI :

Dis-moi où.

PACO :

N’insiste pas. Je ne te le dirai pas.

TONI :

Tu vas me le dire, parce que sinon je te tue, tu ne sortiras pas vivant d’ici.

PACO :

J’ai tellement peur que je vais te dessiner tout de suite la carte au trésor.

Toni perd le contrôle et en dépit de sa convalescence se jette sur Paco. Toni tombe maladroitement.

PACO :

Je te l’avais dit que tu allais tomber…

TONI :

Putain, je maudis le jour où on m’a proposé de t’accepter au laboratoire, je me maudis de ne pas t’avoir étranglé il y a trois ans et je chie sur les balances comme toi…

PACO :

Si tu continues à gueuler, on va se retrouver tous les deux dans la carrière.

TONI :

Plutôt finir dans la carrière que de te supporter une minute de plus.

PACO :

Très bien. Je vais te dire où sont les photos. Tu vas faire quoi ? Aller voir le capitaine Brettmeier et lui dire, monsieur, le prisonnier Paco, numéro 5185, a soustrait au laboratoire d’identification une quantité importante de copies papier et de négatifs qui compromettent très sérieusement votre sécurité au vu de votre fin imminente, auriez-vous l’amabilité de me laisser sortir du camp ce soir même, pour aller les récupérer ?

TONI :

Tu n’es qu’un guignol et une ordure. Mesdames et Messieurs, voici le photographe de Mauthausen, le sauveur des photographies, le parfait fils de pute qui a volé les photographies à son camarade alors qu’il était sur le point de mourir, voici le salaud…

PACO :

qui a sorti les photos du Lager avant que les nazis ne les détruisent…

TONI :

C’est toi qui les as détruites.

PACO :

Maintenant elles sont en lieu sûr. Elles vivent toujours.

TONI :

Elles sont mortes, et tes mains les rendent sales.

PACO :

Elles ne nous appartiennent pas, ni à toi ni à moi.

TONI :

Tu vas encore bien te marrer quand tu les montreras ?

PACO :

Maintenant le monde entier peut les voir.

TONI :

Ils t’ont payé combien, pour ces photos ?

PACO :

Va te faire foutre.

TONI :

Tu les as vendues à qui ?

PACO :

À ta mère la pute, enculé.

TONI :

Paco, si elles sont si importantes pour toi, dis-moi où elles sont.

PACO :

Non.

TONI :

Ne serait-ce que pour toute la souffrance qu’elles renferment, Paco, je t’en supplie, dis-moi où elles sont.

PACO :

Au nom de toute la souffrance qu’elles renferment, je te dirai pas où elles sont.

TONI :

Au nom de tous les nôtres, Paco, pour tous ceux qui sont morts… je t’en supplie… dis-moi où elles sont.

PACO :

Au nom des Espagnols morts à Mauthausen, fous-moi la paix pour le reste de tes jours, fous-moi la paix.

Silence. Sur le visage de Toni, une amertume incommensurable. Paco esquisse un sourire ironique et blessant.

TONI :

Je ne pourrai jamais te pardonner.

PACO :

Je te souhaite une longue vie.



L’estrade, mai 1945. Les prisonniers déploient une énorme pancarte sur laquelle on lit : «LOS ESPAÑOLES ANTIFASCISTAS SALUDAN A LAS FUERZAS LIBERADORAS ». Les prisonniers, les uns sur les autres, agitent leurs casquettes et leurs vestes, comme dans un ballet fantasmagorique.

LE CHANT DES PARTISANS

Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ?

Ami, entends-tu les cris sourds du pays qu’on enchaîne ?

Ohé partisans, ouvriers et paysans, c’est l’alarme !

Ce soir l’ennemi connaîtra le prix du sang et des larmes.

Montez de la mine, descendez des collines, camarades,

Sortez de la paille les fusils, la mitraille, les grenades ;

Ohé les tueurs, à la balle et au couteau, tuez vite !

Ohé saboteur, attention à ton fardeau, dynamite …

Ici chacun sait ce qu’il veut, ce qu’il fait, quand il passe ;

Ami, si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place.

Il y a des pays où les gens au creux des lits font des rêves

Ici, nous, vois-tu, nous on marche et nous on tue, nous on crève.

Hermanos, romped la prisión de la noche tan negra.

Ya viene la luz, acabando con hambre y miseria.

De entre la sangre el sol ilumina por fin nuestra ruta.

Hermanos cantad, porque hoy la libertad nos escucha.

LES PRISONNIERS :

Ils arrivent !

C’est les chars !

C’est les Russes ?

Je ne sais pas, on voit pas bien.

Non, c’est des Américains.

Les Américains !

RICKEN :

Mes travaux photographiques à Mauthausen ont fini par faire le tour du monde. C’est grâce à ces négatifs que les Espagnols ont sortis du camp, que notre culpabilité a pu être démontrée. Himmler, Kaltenbrunner, Eigruber, Ziereis, Speer, Krebsbach, Bachmayer… tous apparaissaient sur ces photos. Tous. Mes photographies sont devenues des preuves irréfutables contre lesquelles la défense n’a pu rien faire. Ceux qui n’ont pas réussi à se suicider, ont été pendus.

Quant à moi… ils disent que j’ai déjà payé, que j’ai déjà purgé ma peine. Mais je sais qu’il n’en est rien. Je sais que mille ans ne suffiront pas à me racheter pour ce que j’ai fait, pour ce que nous avons fait. Nous avons traîné l’Allemagne dans la boue, nous avons sali son nom pour les siècles des siècles. Les générations futures nous cracheront dessus et nos enfants ne voudront plus nous regarder en face. Et même ainsi, je ne paierai pas, nous ne paierons pas. Aujourd’hui, mon âme n’est habitée que par la honte, la honte et une énorme tristesse… Des montagnes de cadavres, des hommes, des femmes, des enfants…, de la boue teintée de rouge et du sang sur les chaussures. Les morts qui se lèvent et qui me parlent, et qui chantent et qui dansent, et qui agonisent et qui meurent, des morts qui répètent encore et encore leur spectacle. Le temps s’arrête en un instant. Je vois Hans Bonarewitz s’approcher dans sa carriole, et la belle tête décapitée de Francisco Boluda me sourit, le petit Tchèque jeté du haut de la carrière me tend ses bras, le visage de Radek, noirci par l’électricité, me regarde dans les yeux, les yeux, les yeux de Marcial, de Manuel, de Saturno, de José, de Julián Mur… Ils disent que je suis fou, mais Dieu et moi savons que ce n’est pas vrai. Que vais-je devenir ? Qu’allons-nous devenir ? L’Espagnol, qu’est-ce qui nous attend ?

PRISONNIER :

Pour vous la nuit. Pour nous, le jour.

RICKEN :

Bonne chance, l’Espagnol.

Ricken pose son appareil photo sur un trépied et sort un pistolet d’un tiroir de sa table. Meine ehre heisst treue, mon honneur s’appelle loyauté. Il enclenche le retardateur automatique de son appareil et pointe le pistolet vers sa tête. Mes enfants, pourrez-vous un jour me pardonner ? Ricken introduit le pistolet dans sa bouche et tire. Son corps tombe alors que l’orchestre commence à jouer un paso doble. L’appareil photo mitraille au même moment. Les spectres de l’estrade dansent tandis que petit à petit se fait le

NOIR

 

1 Francisco de Quevedo, Songes et discours, Corti, « Ibériques », traduction d’Annick Louis et Bernard Tissier, 2003, José Corti, 219 pp.